Le Mariage de Loti | Page 9

Pierre Loti
songeais à l'Océanie; à travers le voile fantastique
de l'inconnu, je l'avais comprise et devinée telle que je la trouve
aujourd'hui.--Tous ces sites étaient DÉJA VUS, tous ces noms étaient

connus, tous ces personnages sont bien ceux qui jadis hantaient mes
rêves d'enfant, si bien que par instants c'est aujourd'hui que je crois
rêver...
"Cherche, dans les papiers que nous a laissés Georges, une
photographie déjà effacée par le temps: une petite case au bord de la
mer, bâtie aux pieds de cocotiers gigantesques, et enfouie sous la
verdure...-- C'était la sienne.--Elle est encore là à sa place...
"On me l'a indiquée,--mais c'était inutile,--tout seul je l'aurais
reconnue...
"Depuis son départ, elle est restée vide; le vent de la mer et les années
l'ont disjointe et meurtrie; les broussailles l'ont recouvertes, la vanille
l'a tapissée,--mais elle a conservé le nom tahitien de Georges, on
l'appelle encore la case de Rouéri...
"La mémoire de Rouéri est restée en honneur chez beaucoup
d'indigènes,- -chez la reine surtout, par qui je suis aimé et accueilli en
souvenir de lui.
"Tu avais les confidences de Georges, toi, ma soeur; tu savais sans
doute qu'une Tahitienne qu'il avait aimée avait vécu près de lui pendant
ses quatre années d'exil...
"Et moi qui n'étais alors qu'un petit enfant, je devinais tout seul ce que
l'on ne me disait pas; je savais même qu'elle lui écrivait, j'avais vu sur
son bureau traîner des lettres, écrites dans une langue inconnue,
qu'aujourd'hui je commence à parler et à comprendre.
"Son nom était Taïmaha.--Elle habite près d'ici, dans une île voisine, et
j'aimerais la voir.--J'ai souvent désiré rechercher sa trace--et puis, au
dernier moment j'hésite, un sentiment indéfinissable, comme un
scrupule, m'arrête au moment de remuer cette cendre, et de fouiller
dans ce passé intime de mon frère, sur lequel la mort a jeté son voile
sacré...

XXIII
ÉCONOMIE SOCIALE ET PHILOSOPHIE
Le caractère des Tahitiens est un peu celui des petits enfants--Ils sont
capricieux fantasques,--boudeurs tout à coup et sans motif;--
foncièrement honnêtes toujours,--et hospitaliers dans l'acception du mot
la plus complète...
Le caractère contemplatif est extraordinairement développé chez eux;
ils sont sensibles aux aspects gais ou tristes de la nature, accessibles à
toutes les rêveries de l'imagination...
La solitude des forêts, les ténèbres, les épouvantent, et ils les peuplent
sans cesse de fantômes et d'esprits.
Les bains nocturnes sont en honneur à Tahiti; au clair de lune, des
bandes de jeunes filles s'en vont dans les bois se plonger dans des
bassins naturels d'une délicieuse fraîcheur.--C'est alors que ce simple
mot: "Toupapahou!" jeté au milieu des baigneuses les met en fuite
comme des folles...--(Toupapahou est le nom de ces fantômes tatoués
qui sont la terreur de tous les Polynésiens,--mot étrange, effrayant en
lui-même et intraduisible...)
En Océanie, le travail est chose inconnue.--Les forêts produisent
d'elles-mêmes tout ce qu'il faut pour nourrir ces peuplades insouciantes;
le fruit de l'arbre-à-pain, les bananes sauvages, croissent pour tout le
monde et suffisent à chacun.--Les années s'écoulent pour les Tahitiens
dans une oisiveté absolue et une rêverie perpétuelle,--et ces grands
enfants ne se doutent pas que dans notre belle Europe tant de pauvres
gens s'épuisent à gagner le pain du jour...

XXIV
UN NUAGE
... La bande insouciante et paresseuse était au complet au bord du

ruisseau d'Apiré, et Tétouara, qui était en veine d'esprit, versait sur nous
tous, à demi endormis dans les herbes, des facéties rabelaisiennes,
--tout en se bourrant de cocos et d'oranges.
On n'entendait guère que sa voix de crécelle, mêlée aux bruissements
de quelques cigales qui chantaient là leur chanson de midi, à l'heure
même où, sur l'autre face de la boule du monde, mes amis d'autrefois
sortaient des théâtres de Paris, transis et emmitouflés, dans le brouillard
glacial des nuits d'hiver...
La nature était tranquille et énervée; une brise tiède passait mollement
sur la cime des arbres, et une foule de petits ronds de soleil dansaient
gaîment sur nous, multipliés à l'infini par le tamisage léger des
goyaviers et des mimosas...
Nous vîmes s'avancer tout à coup une personne vêtue d'une tunique
traînante en gaze vert d'eau, avec de longs cheveux noirs
soigneusement nattés, et, sur le front, une couronne de jasmin...
On voyait un peu, à travers la fine tunique, sa gorge pure de jeune fille
que n'avait jamais contrariée aucune entrave... On voyait aussi qu'elle
avait roulé, autour de ses hanches, un pareo somptueux, dont les
grandes fleurs blanches sur fond rouge transparaissaient sous la gaze
légère...
Je n'avais jamais vu Rarahu si belle, ni se prenant autant au sérieux...
Un grand succès d'admiration avait salué son entrée... Le fait est qu'elle
était bien jolie ainsi,--et que sa coquetterie embarrassée la rendait
encore plus charmante...
Confuse et intimidée, elle était venu à moi; puis, sur l'herbe, elle s'était
assise à mon côté, et restait là immobile, les
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 61
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.