Le Lutrin | Page 8

Boileau
soleil et des zéphyrs
nouveaux,
Fait dans les champs de Mars déployer les drapeaux ;
Au
seul bruit répandu de sa marche étonnante,
Le Danube s'émeut, le
Tage s'épouvante,
Bruxelles attend le coup qui la doit foudroyer,
Et
le Batave encore est prêt à se noyer.
Mais en vain dans leurs lits un juste effroi les presse :
Aucun ne laisse
encor la plume enchanteresse.
Pour les en arracher Girot s'inquiétant

Va crier qu'au chapitre un repas les attend.
Ce mot, dans tous les
coeurs répand la vigilance.
Tout s'ébranle, tout sort, tout marche en
diligence.

Ils courent au chapitre, et chacun se pressant
Flatte d'un

doux espoir son appétit naissant.
Mais, ô d'un déjeuner vaine et
frivole attente !
A peine ils sont assis, que, d'une voix dolente,
Le
chantre désolé, lamentant son malheur,
Fait mourir l'appétit et naître
la douleur.
Le seul chanoine Evrard, d'abstinence incapable,
Ose
encor proposer qu'on apporte la table.
Mais il a beau presser, aucun
ne lui répond :
Quand le premier rompant ce silence profond,
Alain
tousse et se lève ; Alain, ce savant homme,
Qui de Bauny vingt fois a
lu toute la somme,
Qui possède Abéli, qui sait tout Raconis,
Et
même entend, dit-on, le latin d'A-Kempis.
N'en doutez point, leur dit ce savant canoniste,
Ce coup part, j'en suis
sûr, d'une main janséniste.
Mes yeux en sont témoins : j'ai vu
moi-même hier
Entrer chez le prélat le chapelain Garnier.
Arnaud,
cet hérétique ardent à nous détruire,
Par ce ministre adroit tente de le
séduire :
Sans doute il aura lu dans son saint Augustin
Qu'autrefois
saint Louis érigea ce lutrin ;
Il va nous inonder des torrents de sa
plume.
Il faut, pour lui répondre, ouvrir plus d'un volume.

Consultons sur ce point quelque auteur signalé ;
Voyons si des lutrins
Bauny n'a point parlé
Etudions enfin, il en est temps encor ;
Et,
pour ce grand projet, tantôt dès que l'aurore
Rallumera le jour dans
l'onde enseveli,
Que chacun prenne en main le moelleux Abéli.
Ce conseil imprévu de nouveau les étonne :
Surtout le gras Evrard
d'épouvante en frissonne.
Moi, dit-il, qu'à mon âge, écolier tout
nouveau,
J'aille pour un lutrin me troubler le cerveau !
O le plaisant
conseil ! Non, non, songeons à vivre :
Va maigrir, si tu veux, et
sécher sur un livre.
Pour moi, je lis la bible autant que l'alcoran :
Je
sais ce qu'un fermier nous doit rendre par an ;
Sur quelle vigne à
Reims nous avons hypothèque :
Vingt muids rangés chez moi font ma
bibliothèque.
En plaçant un pupitre on croit nous rabaisser :

Mon
bras seul sans latin saura le renverser.
Que m'importe qu'Arnaud me
condamne ou m'approuve ?
J'abats ce qui me nuit partout où je le
trouve :
C'est là mon sentiments. A quoi bon tant d'apprêts ?
Du

reste déjeûnons, messieurs, et buvons frais.
Ce discours, que soutient l'embonpoint du visage,
Rétablit l'appétit,
réchauffe le courage.
Mais le chantre surtout en paraît rassuré,
Oui,
dit-il, le pupitre a déjà trop duré.
Allons sur sa ruine assurer ma
vengeance :
Donnons à ce grand oeuvre une heure d'abstinence,
Et
qu'au retour tantôt un ample déjeûner
Longtemps nous tienne à table,
et s'unisse au dîner.
Aussitôt il se lève, et la troupe fidèle
Par ces mots attirants sent
redoubler son zèle.
Ils marchent droit au coeur d'un pas audacieux.

Et bientôt le lutrin se fait voir à leurs yeux.
A ce terrible objet aucun
d'eux ne consulte,
Sur l'ennemi commun ils fondent en tumulte,
Ils
sapent le pivot, qui se défend en vain ;
Chacun sur lui d'un coup veut
honorer sa main.
Enfin sous tant d'efforts la machine succombe,
Et
son corps entr'ouvert chancelle, éclate et tombe :
Tel sur les monts
glacés des farouches Gélons
Tombe un chêne battu des voisins
aquilons ;
Ou tel, abandonné de ses poutres usées,
Fond enfin un
vieux toit sous ses tuiles brisés.
La masse est emportée, et ses ais
arrachés
Sont aux yeux des mortels chez le chantre cachés.
CHANT CINQUIEME
L'Aurore cependant, d'un juste effroi troublée,
Des chanoines levés
voit la troupe assemblée,
Et contemple longtemps, avec des yeux
confus,
Ces visages fleuris qu'elle n'a jamais vus.
Chez Sidrac
aussitôt Brontin d'un pied fidèle
Du pupitre abattu va porter la
nouvelle.
Le vieillard de ses soins bénit l'heureux succès,
Et sur le
bois détruit bâtit mille procès.
L'espoir d'un doux tumulte échauffant
son courage,
Il ne sent plus le poids ni les glaces de l'âge ;
Et chez
le trésorier, de ce pas, à grand bruit,
Vient éclater au jour les crimes
de la nuit.
Au récit imprévu de l'horrible insolence,
Le prélat hors du lit

impétueux s'élance
Vainement d'un breuvage à deux mains apporté

Gilotin avant tout le veut voir humecté :
Il veut partir à jeun. Il se
peigne, il s'apprête ;
L'ivoire trop hâté deux fois rompt sur sa tête,

Et deux fois de sa main le buis tombe en morceaux ;
Tel Hercule
filant rompait tous les fuseaux,
Il sort demi-paré. Mais déjà sur sa
porte
Il voit de saints guerriers une ardente cohorte,
Qui tous,
remplis pour lui d'une égale vigueur,
Sont prêts, pour le servir, à
déserter le choeur.
Mais le vieillard condamne un projet inutile.
Nos
destins sont, dit-il, écrits chez la Sibylle :
Son antre n'est pas loin ;
allons la consulter,
Et subissons la loi qu'elle nous va dicter.
Il dit :
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