Le Lutrin | Page 9

Boileau

à ce conseil, où la raison domine,
Sur ses pas au barreau la troupe
s'achemine,
Et bientôt dans le temple, entend, non sans frémir,
De
l'antre redouté les soupiraux gémir.
Entre ces vieux appuis dont l'affreuse grand'salle
Soutient l'énorme
poids de sa voûte infernale,
Est un pilier fameux, des plaideurs
respecté,
Et toujours de Normands à midi fréquenté.
Là, sur des tas
poudreux de sacs et de pratique,
Hurle tous les matins une Sibylle
étique :
On l'appelle Chicane ; et ce monstre odieux
Jamais pour
l'équité n'eut d'oreilles ni d'yeux.
La Disette au teint blême, et la triste
Famine,
Les Chagrins dévorants, et l'infâme Ruine,
Enfants
infortunés de ses raffinements,
Troublent l'air d'alentour de longs
gémissements.
Sans cesse feuilletant les lois et la coutume,
Pour
consumer autrui, le monstre se consume ;
Et, dévorant maison, palais,
châteaux entiers,
Rend pour des monceaux d'or de vains tas de
papiers.
Sous le coupable effort de ta noire insolence,
Thémis a vu
cent fois chanceler sa balance.
Incessamment il va de détour en
détour.
Comme un hibou, souvent il se dérobe au jour :
Tantôt, les
yeux en feu, c'est un lion superbe ;
Tantôt, humble serpent, il se glisse
sous l'herbe.
En vain, pour le dompter, le plus juste des rois
Fit
régler le chaos des ténébreuses lois ;
Ses griffes vainement par
Pussort accourcies,
Se rallongent déjà, toujours d'encre noircies ;
Et
ses ruses, perçant et digues et remparts,
Par cent brèches déjà rentrent

de toutes parts.
Le vieillard humblement l'aborde et le salue,
Et faisant, avant tout,
briller l'or à sa vue :
Reine des longs procès, dit-il, dont le savoir

Rend la force inutile, et les lois sans pouvoir,
Toi, pour qui dans le
Mans le laboureur moissonne,
Pour qui naissent à Caen tous les fruits
de l'automne :
Si, dès mes premiers ans, heurtant tous les mortels,

L'encre a toujours pour loi coulé sur tes autels,
Daigne encor me
connaître en ma saison dernière ;
D'un prélat qui t'implore exauce la
prière.
Un rival orgueilleux, de sa gloire offensé,
A détruit le lutrin
par nos mains redressé.
Epuise en sa faveur ta science fatale :
Du
digeste et du code ouvre-nous le dédale;
Et montre-nous cet art,
connu de tes amis,
Qui, dans ses propres lois, embarrasse Thémis.
La Sibylle, à ces mots, déjà hors d'elle-même,
Fait lire sa fureur sur
son visage blême,
Et, pleine du démon qui la vient oppresser,
Par
ces mots étonnants tâche à le repousser.
Chantres, ne craignez plus une audace insensée.
Je vois, je vois au
choeur la masse replacée :
Mais il faut des combats. Tel est l'arrêt du
sort,
Et surtout évitez un dangereux accord.
Là bornant son discours, encor tout écumante,
Elle souffle aux
guerriers l'esprit qui la tourmente ;
Et dans leurs coeurs brûlants de la
soif de plaider
Verse l'amour de nuire, et la peur de céder.
Pour tracer à loisir une longue requête,
A retourner chez soi leur
brigade s'apprête.
Sous leurs pas diligents le chemin disparaît,
Et le
pilier, loin d'eux, déjà baisse et décroît.
Loin du bruit cependant les chanoines à table
Immolent trente mets à
leur faim indomptable.
Leur appétit fougueux, par l'objet excité,

Parcourt tous les recoins d'un monstrueux pâté ;
Par le sel irritant la
soif est allumée :
Lorsque d'un pied léger la prompte Renommée,


Semant partout l'effroi, vient au chantre éperdu
Conter l'affreux détail
de l'oracle rendu.
Il se lève, enflammé de muscat et de bile,
Et
prétend à son tour consulter la Sibylle.
Evrard a beau gémir du repas
déserté,
Lui-même est au barreau par le nombre emporté.
Par les
détours étroits d'une barrière oblique,
Ils gagnent les degrés, et le
perron antique
Où sans cesse, étalant bons et méchants écrits,

Barbin vend aux passants les auteurs à tout prix.
Là le chantre à grand bruit arrive et se fait place,
Dans le fatal instant
que, d'un égale audace,
Le prélat et sa troupe , à pas tumultueux,

Descendaient du palais l'escalier tortueux.
L'un et l'autre rival,
s'arrêtant au passage,
Se mesure des yeux, s'observe, s'envisage ;

Une égale fureur anime les esprits :
Tels deux fougueux taureaux, de
jalousie épris
Auprès d'une génisse au front large et superbe

Oubliant tous les jours le pâturage et l'herbe,
A l'aspect l'un de l'autre,
embrasés, furieux,
Déjà le front baissé, se menacent des yeux.
Mais
Evrard, en passant coudoyé par Boirude,
Ne sait point contenir son
aigre inquiétude ;
Il entre chez Barbin, et, d'un bras irrité,
Saisissant
du Cyrus un volume écarté,
Il lance au sacristain le tome
épouvantable.
Boirude fuit le coup : le volume effroyable
Lui rase
le visage, et, droit dans l'estomac,
Va frapper en sifflant l'infortuné
Sidrac.
Le vieillard, accablé de l'horrible Artamène,
Tombe aux
pieds du prélat, sans pouls et sans haleine.
Sa troupe le croit mort, et
chacun empressé
Se croit frappé du coup dont il le voit blessé.

Aussitôt contre Evrard vingt champions s'élancent ;
Pour soutenir leur
choc les chanoine s'avancent.
La Discorde triomphe, et du combat
fatal
Par un cri donne en l'air l'effroyable signal.
Chez le libraire absent tout entre, tout se mêle :
Les livres sur Evrard
fondent comme la grêle
Qui, dans un grand jardin, à coups impétueux,

Abat l'honneur naissant des rameaux fructueux.

Chacun s'arme au
hasard du livre qu'il rencontre :
L'un tient l'Edit d'amour, l'autre en
saisit la Montre ;
L'un prend le seul Jonas qu'on ait vu relié
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