Le Journal de la Belle Meunière | Page 8

Marie Quinton

qu'un seul et beau rêve... Laisse-moi tout ce qui est torture, douleur,
chagrin: tu sais que je suis fort... Oui, mais une attente d'une heure
encore, et je serais devenu fou! Il aurait peut-être été prudent que je ne
sorte qu'une heure plus tard, mais je sentais bouillonner dans mon
cerveau une telle chaleur que j'en étais effrayé... J'ai été sur le point de
sauter du second étage plutôt que de descendre l'échelle posée contre le
mur...»
Pendant qu'il parlait avec une passion inouïe, pendant que ses yeux
jetaient des étincelles, Elle, plus calme, un peu maternelle, le grondait
doucement: «Georges, Georges, soyez sage... Ne parlez plus de cela...
Plus un mot, je vous en prie, de tout ce qui n'est pas notre amour...»
Au dessert, je me suis retirée, sans même leur dire bonsoir.
Les voilà donc au comble du bonheur pendant que j'écris ces lignes,
dans ma chambrette située juste au-dessus de leur nid.
* * *
19.--Mardi 25 octobre.
Ma mère et ma soeur m'ont demandé ce matin si les voyageurs attendus
étaient arrivés et si je les connaissais. J'ai répondu qu'il était venu un
monsieur et une dame que je ne connaissais pas.
Les mots qu'il avait dits hier soir à l'homme avec lequel il était venu:
«À demain, neuf heures!» me trottaient par la tête. À neuf heures du
matin, j'étais sur le qui-vive, près de la porte.
Un pas de cheval approche, un cavalier s'arrête et frappe à la porte avec
le manche de sa cravache. Je sors, et j'aperçois un capitaine d'infanterie

dans lequel je reconnais le plus jeune des deux messieurs qui avaient
dîné ici samedi. Je devine maintenant qu'il était venu, lui aussi, hier au
soir, muni d'une fausse barbe, escortant son général pendant que son
camarade avait la mission d'accompagner l'adorée...
Après m'avoir saluée comme s'il me voyait pour la première fois, le
capitaine me demande si, dans un instant, je ne pourrais pas lui servir
une tasse de café au lait sans qu'il ait besoin de mettre pied à terre...
En effet, quelques minutes plus tard, le voilà qui repasse devant la porte.
Dès que j'entends le sabot du cheval, je sors, je lui présente le plateau et
je verse ce qu'il a demandé. Il prend la tasse, la vide d'un seul trait, la
repose sur le plateau. Au même instant, je vois ses yeux me fixer avec
insistance et me faire signe de regarder le plateau.
Je regarde: j'aperçois sous la tasse une enveloppe toute blanche que je
ne lui avais même pas vu glisser... J'ai compris. Il me salue et part au
grand trot dans la direction de Clermont.
Je monte frapper à leur porte. Deux voix me répondent: «Entrez!» Leur
chambre est plongée dans une demi-obscurité, toute fraîche et
parfumée.
Je dépose la lettre près d'eux en expliquant comment elle m'a été remise.
Je me hâte d'enlever les tapis qui calfeutrent les fenêtres et d'ouvrir les
volets. Voici la chambre inondée de lumière. Je m'accroupis à la
cheminée pour faire du feu, tout en les observant du coin de l'oeil.
Il est couché dans le fond du lit, en train de lire la lettre à travers un
lorgnon qu'elle vient de prendre sur la petite table et de lui passer.
Appuyée contre son épaule, elle suit des yeux ce qu'il lit. Elle est
enveloppée entièrement d'une chemise comme je n'en avais jamais vu:
une sorte de peignoir en surah opaque et fin, garnie jusqu'aux poignets
d'entre-deux de valenciennes et se refermant par devant à l'aide de
larges rubans de soie rose noués de place en place.
Le feu allumé, je me retire. C'est seulement à midi qu'ils m'ont sonnée
pour déjeuner.

Il portait un vêtement de chasse en grosse laine couleur marron. Elle
avait pris une nouvelle transformation, aussi ravissante que sa toilette
d'hier soir: une robe simplette en mousseline de soie blanche avec une
grande ceinture de surah rose et des manches exquises, ne tombant qu'à
mi-bras, entr'ouvertes de haut en bas, réunies seulement par des agrafes
de diamants et de rubis entre lesquelles s'apercevait le bras nu.
Lui, un ambitieux, un César? On ne peut pas être plus dégagé de toute
pensée sérieuse, plus enjoué, plus câlin, plus enfant, qu'il ne l'a été
durant tout ce déjeuner, oubliant de manger à force de la couver du
regard, ne la quittant pas des yeux, saisissant tout prétexte pour lui
couvrir les mains et les bras de baisers fous.
Des phrases entrecoupées de baisers qu'ils se murmuraient, j'ai compris
que, jamais encore, ils n'avaient été aussi réunis, aussi tranquilles
qu'ici... Ils ont fait allusion aux entrevues qu'ils avaient eues jusque-là,
à Paris, furtivement, la nuit... Il a répété plusieurs fois: rue de Bercy...
J'ai cru comprendre que c'était son domicile à Elle. À un moment, il
s'est écrié,
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