demandé de lui apporter l'indication exacte de tous les départs de
courriers pour Paris, et elle s'est mise à écrire une lettre.
Pendant ce temps, je suis allée à la salle à manger préparer le couvert.
Neuf heures ont sonné. La tempête du dehors redoublait de violence.
Un chien du voisinage hurlait désespérément.
J'étais énervée au plus haut degré, quand j'entends de nouveau la porte
d'en bas s'entr'ouvrir. Je cours vers l'escalier où vient de s'engouffrer
une rafale qui menace d'éteindre la veilleuse. J'aperçois deux
silhouettes d'hommes barbus arrêtés au bas des marches et prêtant
l'oreille du côté de la route. Au bout de quelques moments, le plus
grand de ces hommes prend des mains de l'autre une valise que celui-ci
portait, et lui dit à voix très basse: «À demain, neuf heures.» L'autre
s'échappe aussitôt par la porte, qu'il referme après lui, tandis que le
premier se met à monter.
Je descends vers lui, il m'entrevoit, je prends la valise qu'il me tend. Je
remonte, il me suit. Je frappe doucement. La voix argentine répond.
J'ouvre...
Au même instant, l'homme qui me suivait se précipite dans la chambre,
et deux cris, deux cris inoubliables, se croisent:
«MARGUERITE!»
«GEORGES!»
Il s'est jeté dans ses bras, il la serre à la broyer, il la couvre de baisers
avec une impétuosité sans nom. Elle veut parler, il lui ferme la bouche
de ses lèvres, et il l'embrasse avec furie, sur les cheveux, le front, les
yeux, le cou, les épaules, les bras, les mains, partout où sa bouche
rencontre la chair de sa bien-aimée.
C'est une scène indescriptible de félicité, de délire, de bonheur
surhumain.
Je me retire, complètement étourdie de ce que je viens de voir. La
violence de cet amour surpasse tout ce que je pouvais imaginer. Et
l'homme qui aime ainsi, c'est Lui, l'idole des foules, c'est le général
Boulanger!
Maintenant que j'en ai la certitude, mon coeur se gonfle d'orgueil et de
joie. Lui, sous mon toit! Lui, confié à ma garde!
Dois-je lui montrer que je l'ai reconnu, ou faut-il, au contraire, que je
fasse celle qui ne sait pas? Dois-je, lorsqu'il sonnera, l'aborder en disant:
«Mon général?»
Je discute avec moi-même, et je décide que non. Ils ne me connaissent
pas encore, il faut leur laisser le temps de m'accorder leur confiance
jusqu'à me révéler ce qu'ils croient être un secret pour moi. Il faut qu'ils
se croient ignorés pour être complètement tranquilles et heureux.
Justement, on sonne. Il y a une heure environ que je les ai laissés. Je
monte et les trouve debout, étroitement enlacés l'un à l'autre.
«Pouvons-nous dîner?» me demande-t-il par-dessus la blanche épaule
de son adorée. Et moi de répondre: «Oui, Monsieur.»
À ces mots, ils s'embrassent comme si ce «Oui, Monsieur», les
comblait de joie.
Quand ils sont passés dans la salle à manger, je puis les observer à mon
aise. Le général ne porte pas plus que la quarantaine. Les cheveux,
châtains clairs et nullement blonds d'or comme sur les images d'Epinal,
sont taillés ras en arrière et laissés plus longs en avant. Ils sont très
fournis et très fins. Une raie les sépare un peu de côté et les relève
légèrement à gauche. La barbe, coupée en pointe, possède une nuance à
peine plus claire. L'ensemble de la figure est volontaire et martial. Le
torse paraît plus haut et plus large que ne le comporterait la taille, plutôt
moyenne. Le vêtement est très simple: une jaquette bleue sombre et un
pantalon à raies. La cravate, adaptée au col rabattu, porte comme
épingle un oeillet en rubis orné d'un diamant.
Mais, ce qui achève de rendre cette physionomie inoubliable, ce sont
les yeux, des yeux d'un bleu intense, profondément enfoncés dans le
creux que laisse la proéminence des sourcils,--des yeux toujours grands
ouverts et fixes, tantôt pénétrants ainsi que des lames d'acier, tantôt
inexpressifs et vides comme s'ils étaient de cristal, tantôt, sous les
sourcils froncés, lançant des éclairs, tantôt devenant infiniment
caressants dès qu'ils se posent sur Elle.
Et ils ne cessent de se poser sur Elle, pendant qu'il lui parle d'une voix
grave, sonore, point du tout cassante comme chez les militaires, et qu'il
tamise encore en lui parlant. Le geste est sobre, le jeu de physionomie
presque nul, mais le rire est celui d'un jeune homme tout plein du
bonheur de vivre.
Tout en m'occupant de les servir, alors qu'ils s'occupent fort peu de
manger, j'entends une partie des propos qu'il lui tient: «Ma Marguerite,
si tu savais... J'ai tant souffert... loin de toi... Toi aussi? Non, je t'en
supplie, ne me le dis pas! Laisse-moi croire que j'ai été seul à souffrir,
que toi tu as été épargnée, que tu t'es endormie pour ne te réveiller
qu'en ce moment, et que, pendant toute notre séparation, tu n'as fait
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