Le Journal de la Belle Meunière | Page 6

Marie Quinton
J'entre et je me trouve en présence de cette femme et, du premier coup d'oeil, je vois que, ce n'est pas l'actrice dont j'ai regardé le portrait.
Certes, ce n'est ni cette actrice, ni une autre. L'expression du visage, infiniment douce, très simple, presque virginale et un peu grave en même temps, révèle, sans hésitation possible, la femme d'intérieur qui n'a jamais eu à affronter le public. Quant à l'apparition tout entière, elle est empreinte d'une telle distinction que je me sens aussit?t en présence d'une grande, d'une très grande dame.
Me faisant signe d'approcher, elle me sourit et me donne en mains deux petites clefs: ?Je vous prie de défaire les deux valises?, dit-elle.
Je cours au cabinet de toilette, je les ouvre: un parfum délicieux s'en échappe. Je me mets à les vider, j'en retire une quantité incroyable de linge fin, d'objets de toilette, de vêtements, de falbalas comprimés au possible là-dedans.
Pendant qu'agenouillée à terre je me livre à ce travail, avec une maladresse que mon énervement ne fait qu'accro?tre, la belle dame passe et repasse, cherche parmi les objets, prend avec elle diverses choses.
Le déballage terminé, je m'occupe de ranger tout cela dans les armoires. Puis, je ne sais plus trop que devenir de ma personne. Faut-il rester? faut-il me retirer? Je n'ai jamais été aux ordres de personne, et mon nouveau métier de femme de chambre me rend toute perplexe.
La même voix argentine se fait entendre à nouveau: ?Voulez-vous venir un instant?...?
Je pénètre dans la chambre. Elle est assise à sa toilette, en élégant peignoir blanc, ses cheveux blonds à moitié dénoués. Elle me montre d'un geste les vêtements de ville qu'elle vient d'?ter, manteau de loutre, chapeau garni de loutre aussi, robe de voyage en drap capucin soutachée de noir. Je les emporte dans la pièce à c?té.
Je revins vers elle dans l'intention de me retirer, mais elle m'arrête d'un signe de main, me regarde en souriant très doucement, puis me dit: ?Nous allons donc vivre avec vous, chez vous, près de vous pendant quelques jours... Plus tard, vous apprendrez à nous conna?tre. Vous saurez qui nous sommes. Aujourd'hui, vous ne devez voir en nous que des inconnus... Eh bien! malgré le mystère qui doit nous entourer, je veux vous dire une chose qui pourra vous para?tre étrange,--mais croyez surtout que je ne la prodigue pas... Nous sommes venus vers vous parce que nous savons qui vous êtes. Ce que je viens de voir de vous me confirme que nous ne nous sommes pas trompés...?
L'expression de ses traits était devenue plus grave pendant qu'elle parlait ainsi. Alors, elle se remit subitement à sourire, me fixa bien en face de ses yeux bruns clairs, et, me tendant la main, me dit très doucement: ?Voulez-vous être mon amie??
J'étais toute surprise et émue par la manière infiniment délicate dont elle venait de me parler.
Sans trouver d'autre réponse, je baisai sa main et je me retirai.
J'allais et venais dans ma maison, me répétant sans cesse: ?Quelle femme exquise!? quand un nouveau coup de sonnette m'a rappelée près d'elle.
En ouvrant la porte, je fus éblouie par le spectacle qui s'offrait à mes yeux. Elle se tenait debout, au milieu de la chambre, en grande toilette de soirée satin lilas, recouverte de dentelles noires. Le corsage, très décolleté, laissait à nu son cou, ses épaules, ses bras. Des diamants resplendissaient de toutes parts. Une aigrette scintillait dans sa chevelure blonde d'or. Elle était féerique à voir.
Jamais je n'avais vu d'apparition aussi harmonieusement belle. Les nuances des étoffes et l'éclat des bijoux s'accordaient merveilleusement avec la blancheur mate des chairs. Une rose thé était fixée au corsage et un oeillet rouge dans les cheveux.
Elle souriait à mon admiration muette. J'ai fini par laisser échapper ce cri: ?Dieu, Madame, que vous êtes belle!?
?IL faut être belle pour celui qu'on aime?, a-t-elle répondu. Puis elle m'a demandé de lui apporter l'indication exacte de tous les départs de courriers pour Paris, et elle s'est mise à écrire une lettre.
Pendant ce temps, je suis allée à la salle à manger préparer le couvert. Neuf heures ont sonné. La tempête du dehors redoublait de violence. Un chien du voisinage hurlait désespérément.
J'étais énervée au plus haut degré, quand j'entends de nouveau la porte d'en bas s'entr'ouvrir. Je cours vers l'escalier où vient de s'engouffrer une rafale qui menace d'éteindre la veilleuse. J'aper?ois deux silhouettes d'hommes barbus arrêtés au bas des marches et prêtant l'oreille du c?té de la route. Au bout de quelques moments, le plus grand de ces hommes prend des mains de l'autre une valise que celui-ci portait, et lui dit à voix très basse: ?à demain, neuf heures.? L'autre s'échappe aussit?t par la porte, qu'il referme après lui, tandis que le premier se met à monter.
Je descends vers lui, il m'entrevoit, je prends la valise qu'il me tend.
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