Je remonte, il me suit. Je frappe doucement. La voix argentine répond. J'ouvre...
Au même instant, l'homme qui me suivait se précipite dans la chambre, et deux cris, deux cris inoubliables, se croisent:
?MARGUERITE!?
?GEORGES!?
Il s'est jeté dans ses bras, il la serre à la broyer, il la couvre de baisers avec une impétuosité sans nom. Elle veut parler, il lui ferme la bouche de ses lèvres, et il l'embrasse avec furie, sur les cheveux, le front, les yeux, le cou, les épaules, les bras, les mains, partout où sa bouche rencontre la chair de sa bien-aimée.
C'est une scène indescriptible de félicité, de délire, de bonheur surhumain.
Je me retire, complètement étourdie de ce que je viens de voir. La violence de cet amour surpasse tout ce que je pouvais imaginer. Et l'homme qui aime ainsi, c'est Lui, l'idole des foules, c'est le général Boulanger!
Maintenant que j'en ai la certitude, mon coeur se gonfle d'orgueil et de joie. Lui, sous mon toit! Lui, confié à ma garde!
Dois-je lui montrer que je l'ai reconnu, ou faut-il, au contraire, que je fasse celle qui ne sait pas? Dois-je, lorsqu'il sonnera, l'aborder en disant: ?Mon général??
Je discute avec moi-même, et je décide que non. Ils ne me connaissent pas encore, il faut leur laisser le temps de m'accorder leur confiance jusqu'à me révéler ce qu'ils croient être un secret pour moi. Il faut qu'ils se croient ignorés pour être complètement tranquilles et heureux.
Justement, on sonne. Il y a une heure environ que je les ai laissés. Je monte et les trouve debout, étroitement enlacés l'un à l'autre.
?Pouvons-nous d?ner?? me demande-t-il par-dessus la blanche épaule de son adorée. Et moi de répondre: ?Oui, Monsieur.?
à ces mots, ils s'embrassent comme si ce ?Oui, Monsieur?, les comblait de joie.
Quand ils sont passés dans la salle à manger, je puis les observer à mon aise. Le général ne porte pas plus que la quarantaine. Les cheveux, chatains clairs et nullement blonds d'or comme sur les images d'Epinal, sont taillés ras en arrière et laissés plus longs en avant. Ils sont très fournis et très fins. Une raie les sépare un peu de c?té et les relève légèrement à gauche. La barbe, coupée en pointe, possède une nuance à peine plus claire. L'ensemble de la figure est volontaire et martial. Le torse para?t plus haut et plus large que ne le comporterait la taille, plut?t moyenne. Le vêtement est très simple: une jaquette bleue sombre et un pantalon à raies. La cravate, adaptée au col rabattu, porte comme épingle un oeillet en rubis orné d'un diamant.
Mais, ce qui achève de rendre cette physionomie inoubliable, ce sont les yeux, des yeux d'un bleu intense, profondément enfoncés dans le creux que laisse la proéminence des sourcils,--des yeux toujours grands ouverts et fixes, tant?t pénétrants ainsi que des lames d'acier, tant?t inexpressifs et vides comme s'ils étaient de cristal, tant?t, sous les sourcils froncés, lan?ant des éclairs, tant?t devenant infiniment caressants dès qu'ils se posent sur Elle.
Et ils ne cessent de se poser sur Elle, pendant qu'il lui parle d'une voix grave, sonore, point du tout cassante comme chez les militaires, et qu'il tamise encore en lui parlant. Le geste est sobre, le jeu de physionomie presque nul, mais le rire est celui d'un jeune homme tout plein du bonheur de vivre.
Tout en m'occupant de les servir, alors qu'ils s'occupent fort peu de manger, j'entends une partie des propos qu'il lui tient: ?Ma Marguerite, si tu savais... J'ai tant souffert... loin de toi... Toi aussi? Non, je t'en supplie, ne me le dis pas! Laisse-moi croire que j'ai été seul à souffrir, que toi tu as été épargnée, que tu t'es endormie pour ne te réveiller qu'en ce moment, et que, pendant toute notre séparation, tu n'as fait qu'un seul et beau rêve... Laisse-moi tout ce qui est torture, douleur, chagrin: tu sais que je suis fort... Oui, mais une attente d'une heure encore, et je serais devenu fou! Il aurait peut-être été prudent que je ne sorte qu'une heure plus tard, mais je sentais bouillonner dans mon cerveau une telle chaleur que j'en étais effrayé... J'ai été sur le point de sauter du second étage plut?t que de descendre l'échelle posée contre le mur...?
Pendant qu'il parlait avec une passion inou?e, pendant que ses yeux jetaient des étincelles, Elle, plus calme, un peu maternelle, le grondait doucement: ?Georges, Georges, soyez sage... Ne parlez plus de cela... Plus un mot, je vous en prie, de tout ce qui n'est pas notre amour...?
Au dessert, je me suis retirée, sans même leur dire bonsoir.
Les voilà donc au comble du bonheur pendant que j'écris ces lignes, dans ma chambrette située juste au-dessus de leur nid.
* * *
19.--Mardi 25 octobre.
Ma mère et ma soeur m'ont demandé ce matin si les voyageurs attendus étaient arrivés et si je les connaissais. J'ai
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