Le Journal de la Belle Meunière | Page 5

Marie Quinton
pour verres deux tulipes roses. Sur la cheminée, j'ai mis deux candélabres à six branches. Il y avait une pendule au milieu, mais je l'ai remplacée par des fleurs. Son tic-tac aurait pu incommoder. Les Parisiennes sont si nerveuses!
Dans l'atre flambe, depuis ce matin; un bon feu de bois.
5 HEURES
Je me suis interrompue pour descendre à la cuisine, puis placer une lumière dans l'escalier. J'ai mis simplement une petite veilleuse, qui jette une clarté tout juste suffisante pour distinguer les marches. J'ai poussé la porte donnant sur le chemin de la Grotte, la laissant à peine entrebaillée. Il fait, dehors, un temps épouvantable, une vraie tempête. Le vent hurle avec fureur.
Je suis remontée glacée, à travers l'escalier sombre, et je me suis sentie aveuglée, étourdie, en me trouvant dans cette chambre tiède, parfumée et toute éblouissante de lumière.
Au dernier moment, je viens de me rappeler un détail. Avec tant de lumières à l'intérieur, les volets à claire-voie des fenêtres ne peuvent pas suffire. Il ne faut même pas qu'on devine, au dehors, que la chambre est éclairée. Vite, j'ai saisi des tapis de table doublés de satinette, et je les ai interposés entre la vitre et le volet. Maintenant, que l'on observe les fenêtres tant qu'on voudra, impossible d'apercevoir le moindre filet de lumière.
L'heure approche. Le coeur me bat à tout rompre, d'un tic-tac que je n'ai jamais encore senti si violent ni si précipité. Je ne tiens plus en place. Dieu, que c'est long!
MINUIT
Vais-je me retrouver dans tout ce qui vient de se passer? Il y a eu des moments où j'ai cru que ma pauvre tête allait éclater, tant j'ai éprouvé d'émotions diverses. En cet instant même, elle me fait mal comme si elle avait re?u des coups de marteau.
Quand six heures ont sonné, je me suis mise à écouter les bruits du dehors, afin de guetter la voiture, et, dès qu'elle approcherait, de la faire avancer tout contre le pas de la porte, de manière à ce qu'il n'y e?t même pas à mettre pied à terre sur la chaussée. Je n'entendais rien que le bourdonnement de mes oreilles...
Six heures un quart. Mille suppositions contradictoires se pressaient en tumulte dans mon esprit. Viendront-ils? Est-ce Lui? Arrive-t-elle de Paris? Le mauvais temps ne les arrêterait-il pas? Quel est l'empêchement?...
Tout à coup, j'entends la porte du dehors s'ouvrir très doucement, et des pas étouffés qui montent l'escalier. Je m'avance sur le palier. Une femme voilée passe devant moi, suivie d'un homme qui tient à la main deux grosses valises. Il me les tend sans mot dire et je les porte dans le cabinet de toilette l'une après l'autre, car elles sont bien lourdes.
Ils sont entrés droit dans la chambre à coucher. J'y vais à mon tour. Tout éblouie, je ne vois d'abord rien que deux vagues silhouettes.
Je débarrasse de son manteau,--un lourd manteau de loutre,--la dame, qui se laisse faire sans se retourner. Puis, prenant mon courage à deux mains, je lève les yeux...
Déception! Ce n'est pas Lui! C'est un homme de haute taille, aux yeux noirs, avec une longue barbe brune.
J'étais désespérée et furieuse contre moi-même de m'être monté l'imagination par un tout autre mirage. Je regrettais amèrement d'avoir promis de servir en personne ces gens-là, ces étrangers. J'en avais du dépit jusqu'à vouloir rompre ma promesse immédiatement.
J'en étais là de mes réflexions, et je me tenais sur le palier, quand j'ai vu le monsieur sortir de la chambre et prendre la rampe de l'escalier. M'apercevant, il s'est avancé vers moi, et m'a dit en chuchotant: ?Vous allez laisser, jusqu'à neuf heures, la porte d'en bas entr'ouverte comme je l'ai trouvée, et vous tacherez qu'il y ait dans l'escalier moins de lumière encore, si possible.? Il est parti sans ajouter un mot.
Du même coup, un poids écrasant me tombait de la poitrine. Cet homme parti, un autre allait donc venir?
Mais qui? qui?? Et l'idée fixe me reprenait, me murmurait à l'oreille son nom à Lui...
Un détail m'apparaissait maintenant très clair: sans aucun doute, l'homme qui venait de partir ne faisait qu'un avec le plus grand des deux officiers qui avaient d?né ici avant-hier. Je ne sais quoi, une inflexion de voix ou un geste me l'avait fait reconna?tre sous sa barbe noire dont, avant-hier, il n'y avait pas trace. Pourquoi cette fausse barbe? Lequel des deux amants qui allaient ici se rejoindre avait-il besoin de tout ce mystère, digne d'un secret d'état?
Toute préoccupée, j'avais pris la veilleuse et je l'avais montée trois marches plus haut; l'escalier se trouvait ainsi plongé dans une obscurité presque complète.
Un coup de sonnette me fit tressaillir. Il venait de la chambre d'en haut. Il me rappelait brusquement à la réalité. J'avais tout à fait oublié qu'il y avait là-haut une femme.
Je monte en toute hate, je frappe. Une voix argentine me répond: ?Entrez!?
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