que sa présence purifiait l'air: de cet instant je fus changé en
cerf[3], et mes désirs, comme une meute féroce et cruelle, n'ont cessé
depuis de me poursuivre.--(_Valentin entre._) Eh bien! quelles
nouvelles d'Olivia?
[Note 3: Allusion à l'histoire d'Actéon.]
VALENTIN.--Sous votre bon plaisir, seigneur, je n'ai pu être admis
devant elle, et je ne vous rapporte que cette réponse de la part de sa
suivante. Le ciel même, avant qu'il ait été réchauffé pendant sept
années, ne jouira point librement de sa vue; mais, comme une
religieuse cloîtrée, elle ne marchera que sous le voile; elle arrosera une
fois chaque jour le pavé de sa chambre de ses larmes amères, et le tout
pour pleurer un frère qui n'est plus, et dont elle veut entretenir la tendre
et vive image dans son triste souvenir.
LE DUC.--Oh! celle qui a un coeur assez sensible pour payer ce tribut
de tendresse à un frère, combien elle aimera quand le trait doré de
l'amour aura donné la mort à la foule de toutes les autres affections qui
vivent en elle, quand ses nobles perfections, son foie, son cerveau, son
coeur[4], ces trônes souverains, seront une fois occupés et remplis tout
entiers par un seul roi suprême!--Allons nous coucher sur ces doux lits
de fleurs: les pensers de l'amour reposent mollement sous le dais d'une
voûte de feuillage.
[Note 4: Le foie, le cerveau et le coeur étaient regardés comme le siége
des passions, des jugements, des sentiments.]
(Ils sortent.)
SCÈNE II
La côte de la mer.
VIOLA, UN CAPITAINE, suivi de matelots.
VIOLA.--Amis, quel est ce pays?
LE CAPITAINE.--C'est l'Illyrie, madame.
VIOLA.--Et que ferai-je en Illyrie? mon frère est dans l'Élysée.
Peut-être n'est-il pas noyé. Qu'en pensez-vous, matelots?
LE CAPITAINE.--C'est par un hasard que vous avez été sauvée
vous-même.
VIOLA.--O mon pauvre frère!--Et peut-être pourra-t-il l'être aussi par
hasard.
LE CAPITAINE.--Cela est vrai, madame; et pour augmenter votre
confiance dans le hasard, soyez assurée que lorsque notre vaisseau s'est
ouvert, au moment où vous, et ces tristes restes échappés avec vous,
vous êtes attachés au bord de notre chaloupe, j'ai vu votre frère, plein
de prévoyance dans le péril, se lier avec une adresse que lui suggéraient
le courage et l'espoir à un gros mât qui surnageait sur les flots: je l'y ai
vu assis comme Arion sur le dos d'un dauphin, en allant de front avec
les vagues, tant que j'ai pu le voir.
VIOLA.--Tenez, voilà de l'or, pour ce que vous venez de me dire. Mon
propre salut me fait naître l'espérance (et votre récit l'encourage) qu'il
pourra lui en arriver autant. Connaissez-vous ce pays?
LE CAPITAINE.--Oui, madame, très-bien; car je suis né et j'ai été
élevé à moins de trois lieues de cet endroit même.
VIOLA.--Qui gouverne ici?
LE CAPITAINE.--Un duc aussi illustre par son caractère que par son
nom.
VIOLA.--Quel est son nom?
LE CAPITAINE.--Orsino.
VIOLA.--Orsino! J'ai entendu mon père le nommer; il était garçon
alors.
LE CAPITAINE.--Il l'est encore, ou du moins il l'était tout
dernièrement; car il n'y a pas un mois que je suis parti d'ici, et alors il
courait un bruit tout récent (vous savez que les petits causent toujours
sur ce que font les grands) qu'il sollicitait l'amour de la belle Olivia.
VIOLA.--Qui est-elle?
LE CAPITAINE.--Une vertueuse jeune personne, la fille d'un comte
qui est mort il y a environ un an; il la laissa en mourant à la protection
de son fils, son frère, qui est mort aussi peu de temps après, et c'est
pour l'amour de ce frère qu'elle a, dit-on, renoncé à la vue et à la société
des hommes.
VIOLA.--Oh! que je voudrais être au service de cette dame et y rester
inconnue au monde jusqu'à ce que j'aie eu le temps de mûrir mes
desseins!
LE CAPITAINE.--Cela serait difficile à obtenir. Elle ne veut écouter
aucune proposition, non pas même celle du duc.
VIOLA.--Capitaine, tu as une heureuse physionomie; et quoique la
nature renferme souvent la corruption sous une belle enveloppe,
cependant je suis portée à croire de toi que tu as une âme qui convient à
ces beaux dehors. Je te prie, et je t'en récompenserai généreusement,
cache ce que je suis, et aide-moi à me procurer le déguisement dont
j'aurai peut-être besoin pour exécuter mes projets. Je veux m'attacher au
service de ce duc. Tu me présenteras à lui en qualité d'eunuque: cela
peut en valoir la peine, car je sais chanter; je saurai lui parler sur divers
tons de musique variée, qui lui rendront mon service agréable. Ce qui
peut advenir plus tard, je l'abandonne au temps: conforme seulement
ton silence à mes désirs.
LE CAPITAINE.--Soyez son eunuque, moi je serai votre muet. Quand
ma langue sera indiscrète, que mes yeux cessent de voir!
VIOLA.--Je te remercie, conduis-moi.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Appartement de la maison
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