Le Horla | Page 8

Guy de Maupassant
de liberté si facile, si
simple,--sortir--monter dans ma voiture pour gagner Rouen--je n'ai pas
pu. Pourquoi?
13 août.--Quand on est atteint par certaines maladies, tous les ressorts
de l'être physique semblent brisés, toutes les énergies anéanties, tous les
muscles relâchés, les os devenus mous comme la chair et la chair
liquide comme de l'eau. J'éprouve cela dans mon être moral d'une façon
étrange et désolante. Je n'ai plus aucune force, aucun courage, aucune

domination sur moi, aucun pouvoir même de mettre en mouvement ma
volonté. Je ne peux plus vouloir; mais quelqu'un veut pour moi; et
j'obéis.
14 août.--Je suis perdu! Quelqu'un possède mon âme et la gouverne!
quelqu'un ordonne tous mes actes, tous mes mouvements, toutes mes
pensées. Je ne suis plus rien en moi, rien qu'un spectateur esclave et
terrifié de toutes les choses que j'accomplis. Je désire sortir. Je ne peux
pas. Il ne veut pas; et je reste, éperdu, tremblant, dans le fauteuil où il
me tient assis. Je désire seulement me lever, me soulever, afin de me
croire encore maître de moi. Je ne peux pas! Je suis rivé à mon siège; et
mon siège adhère au sol, de telle sorte qu'aucune force ne nous
soulèverait.
Puis, tout d'un coup, il faut, il faut, il faut que j'aille au fond de mon
jardin cueillir des fraises et les manger. Et j'y vais. Je cueille des fraises
et je les mange! Oh! mon Dieu! Mon Dieu! Mon Dieu! Est-il un Dieu?
S'il en est un, délivrez-moi, sauvez-moi! secourez-moi! Pardon! Pitié!
Grâce! Sauvez-moi! Oh! quelle souffrance! quelle torture! quelle
horreur!
15 août.--Certes, voilà comment était possédée et dominée ma pauvre
cousine, quand elle est venue m'emprunter cinq mille francs. Elle
subissait un vouloir étranger entré en elle, comme une autre âme,
comme une autre âme parasite et dominatrice. Est-ce que le monde va
finir?
Mais celui qui me gouverne, quel est-il, cet invisible? cet
inconnaissable, ce rôdeur d'une race surnaturelle?
Donc les Invisibles existent! Alors, comment depuis l'origine du monde
ne se sont-ils pas encore manifestés d'une façon précise comme ils le
font pour moi? Je n'ai jamais rien lu qui ressemble à ce qui s'est passé
dans ma demeure. Oh! si je pouvais la quitter, si je pouvais m'en aller,
fuir et ne pas revenir. Je serais sauvé, mais je ne peux pas.
16 août.--J'ai pu m'échapper aujourd'hui pendant deux heures, comme
un prisonnier qui trouve ouverte, par hasard, la porte de son cachot. J'ai

senti que j'étais libre tout à coup et qu'il était loin. J'ai ordonné d'atteler
bien vite et j'ai gagné Rouen. Oh! quelle joie de pouvoir dire à un
homme qui obéit: «Allez à Rouen!»
Je me suis fait arrêter devant la bibliothèque et j'ai prié qu'on me prêtât
le grand traité du docteur Hermann Herestauss sur les habitants
inconnus du monde antique et moderne.
Puis, au moment de remonter dans mon coupé, j'ai voulu dire: «A la
gare!» et j'ai crié,--je n'ai pas dit, j'ai crié--d'une voix si forte que les
passants se sont retournés: «A la maison», et je suis tombé, affolé
d'angoisse, sur le coussin de ma voiture. Il m'avait retrouvé et repris.
17 août.--Ah! Quelle nuit! quelle nuit! Et pourtant il me semble que je
devrais me réjouir. Jusqu'à une heure du matin, j'ai lu! Hermann
Herestauss, docteur en philosophie et en théogonie, a écrit l'histoire et
les manifestations de tous les êtres invisibles rôdant autour de l'homme
ou rêvés par lui. Il décrit leurs origines, leur domaine, leur puissance.
Mais aucun d'eux ne ressemble à celui qui me hante. On dirait que
l'homme, depuis qu'il pense, a pressenti et redouté un être nouveau,
plus fort que lui, son successeur en ce monde, et que, le sentant proche
et ne pouvant prévoir la nature de ce maître, il a créé, dans sa terreur,
tout le peuple fantastique des êtres occultes, fantômes vagues nés de la
peur.
Donc, ayant lu jusqu'à une heure du matin, j'ai été m'asseoir ensuite
auprès de ma fenêtre ouverte pour rafraîchir mon front et ma pensée au
vent calme de l'obscurité.
Il faisait bon, il faisait tiède! Comme j'aurais aimé cette nuit-là
autrefois!
Pas de lune. Les étoiles avaient au fond du ciel noir des scintillements
frémissants. Qui habite ces mondes? Quelles formes, quels vivants,
quels animaux, quelles plantes sont là-bas? Ceux qui pensent dans ces
univers lointains, que savent-ils plus que nous? Que peuvent-ils plus
que nous? Que voient-ils que nous ne connaissons point? Un d'eux, un
jour ou l'autre, traversant l'espace, n'apparaîtra-t-il pas sur notre terre

pour la conquérir, comme les Normands jadis traversaient la mer pour
asservir des peuples plus faibles.
Nous sommes si infirmes, si désarmés, si ignorants, si petits, nous
autres, sur ce grain de boue qui tourne délayé dans une goutte d'eau.
Je m'assoupis en rêvant ainsi au vent frais du
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