soir.
Or, ayant dormi environ quarante minutes, je rouvris les yeux sans faire
un mouvement, réveillé par je ne sais quelle émotion confuse et bizarre.
Je ne vis rien d'abord, puis, tout à coup, il me sembla qu'une page du
livre resté ouvert sur ma table venait de tourner toute seule. Aucun
souffle d'air n'était entré par ma fenêtre. Je fus surpris et j'attendis. Au
bout de quatre minutes environ, je vis, je vis, oui, je vis de mes yeux
une autre page se soulever et se rabattre sur la précédente, comme si un
doigt l'eût feuilletée. Mon fauteuil était vide, semblait vide; mais je
compris qu'il était là, lui, assis à ma place, et qu'il lisait. D'un bond
furieux, d'un bond de bête révoltée, qui va éventrer son dompteur, je
traversai ma chambre pour le saisir, pour l'étreindre, pour le tuer!...
Mais mon siège, avant que je l'eusse atteint, se renversa comme si on
eût fui devant moi... ma table oscilla, ma lampe tomba et s'éteignit, et
ma fenêtre se ferma comme si un malfaiteur surpris se fût élancé dans
la nuit, en prenant à pleines mains les battants.
Donc, il s'était sauvé; il avait eu peur, peur de moi, lui!
Alors,... alors... demain... ou après,... ou un jour quelconque,... je
pourrai donc le tenir sous mes poings, et l'écraser contre le sol! Est-ce
que les chiens, quelquefois, ne mordent point et n'étranglent pas leurs
maîtres?
18 août.--J'ai songé toute la journée. Oh! oui, je vais lui obéir, suivre
ses impulsions, accomplir toutes ses volontés, me faire humble, soumis,
lâche. Il est le plus fort. Mais une heure viendra...
19 août.--Je sais... je sais... je sais tout! Je viens de lire ceci dans la
Revue du Monde Scientifique: «Une nouvelle assez curieuse nous arrive
de Rio de Janeiro. Une folie, une épidémie de folie, comparable aux
démences contagieuses qui atteignirent les peuples d'Europe au moyen
âge, sévit en ce moment dans la province de San-Paulo. Les habitants
éperdus quittent leurs maisons, désertent leurs villages, abandonnent
leurs cultures, se disant poursuivis, possédés, gouvernés comme un
bétail humain par des êtres invisibles bien que tangibles, des sortes de
vampires qui se nourrissent de leur vie, pendant leur sommeil, et qui
boivent en outre de l'eau et du lait sans paraître toucher à aucun autre
aliment.
«M. le professeur Don Pedro Henriquez, accompagné de plusieurs
savants médecins, est parti pour la province de San-Paulo, afin d'étudier
sur place les origines et les manifestations de cette surprenante folie, et
de proposer à l'Empereur les mesures qui lui paraîtront le plus propres à
rappeler à la raison ces populations en délire.»
Ah! Ah! je me rappelle, je me rappelle le beau trois-mâts brésilien qui
passa sous mes fenêtres en remontant la Seine, le 8 mai dernier! Je le
trouvai si joli, si blanc, si gai! L'Être était dessus, venant de là-bas, où
sa race est née! Et il m'a vu! Il a vu ma demeure blanche aussi; et il a
sauté du navire sur la rive. Oh! mon Dieu!
A présent, je sais, je devine. Le règne de l'homme est fini.
Il est venu, Celui que redoutaient les premières terreurs des peuples
naïfs, Celui qu'exorcisaient les prêtres inquiets, que les sorciers
évoquaient par les nuits sombres, sans le voir apparaître encore, à qui
les pressentiments des maîtres passagers du monde prêtèrent toutes les
formes monstrueuses ou gracieuses des gnomes, des esprits, des génies,
des fées, des farfadets. Après les grossières conceptions de l'épouvante
primitive, des hommes plus perspicaces l'ont pressenti plus clairement.
Mesmer l'avait deviné, et les médecins, depuis dix ans déjà, ont
découvert, d'une façon précise, la nature de sa puissance avant qu'il
l'eut exercée lui-même. Ils ont joué avec cette arme du Seigneur
nouveau, la domination d'un mystérieux vouloir sur l'âme humaine
devenue esclave. Ils ont appelé cela magnétisme, hypnotisme,
suggestion... que sais-je? Je les ai vus s'amuser comme des enfants
imprudents avec cette horrible puissance! Malheur à nous! Malheur à
l'homme! Il est venu, le... le... comment se nomme-t-il... le... il me
semble qu'il me crie son nom, et je ne l'entends pas... le... oui... il le
crie... J'écoute... je ne peux pas... répète... le... Horla... J'ai entendu... le
Horla... c'est lui... le Horla... il est venu!...
Ah! le vautour a mangé la colombe, le loup a mangé le mouton; le lion
a dévoré le buffle aux cornes aiguës; l'homme a tué le lion avec la
flèche, avec le glaive, avec la poudre; mais le Horla va faire de
l'homme ce que nous avons fait du cheval et du boeuf: sa chose, son
serviteur et sa nourriture, par la seule puissance de sa volonté. Malheur
à nous!
Pourtant, l'animal, quelquefois, se révolte et tue celui qui l'a dompté...
moi aussi je veux... je pourrai... mais il faut le connaître, le toucher, le
voir!
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