Le Horla | Page 4

Guy de Maupassant
dans un de mes sommeils
épouvantables, dont je fus tiré au bout de deux heures environ par une
secousse plus affreuse encore.
Figurez-vous un homme qui dort, qu'on assassine, et qui se réveille
avec un couteau dans le poumon, et qui râle, couvert de sang, et qui ne

peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas--voilà.
Ayant enfin reconquis ma raison, j'eus soif de nouveau; j'allumai une
bougie et j'allai vers la table où était posée ma carafe. Je la soulevai en
la penchant sur mon verre; rien ne coula.--Elle était vide! Elle était vide
complètement! D'abord, je n'y compris rien; puis, tout à coup, je
ressentis une émotion si terrible, que je dus m'asseoir, ou plutôt, que je
tombai sur une chaise! puis, je me redressai d'un saut pour regarder
autour de moi! puis je me rassis, éperdu d'étonnement et de peur,
devant le cristal transparent! Je le contemplais avec des yeux fixes,
cherchant à deviner. Mes mains tremblaient! On avait donc bu cette eau?
Qui? Moi? moi, sans doute? Ce ne pouvait être que moi? Alors, j'étais
somnambule, je vivais, sans le savoir, de cette double vie mystérieuse
qui fait douter s'il y a deux êtres en nous, ou si un être étranger,
inconnaissable et invisible, anime, par moments, quand notre âme est
engourdie, notre corps captif qui obéit à cet autre, comme à
nous-mêmes, plus qu'à nous-mêmes.
Ah! qui comprendra mon angoisse abominable? Qui comprendra
l'émotion d'un homme, sain d'esprit, bien éveillé, plein de raison et qui
regarde épouvanté, à travers le verre d'une carafe, un peu d'eau disparue
pendant qu'il a dormi! Et je restai là jusqu'au jour, sans oser regagner
mon lit.
6 juillet.--Je deviens fou. On a encore bu toute ma carafe cette nuit;--ou
plutôt, je l'ai bue!
Mais, est-ce moi? Est-ce moi? Qui serait-ce? Qui? Oh! mon Dieu! Je
deviens fou? Qui me sauvera?
10 juillet.--Je viens de faire des épreuves surprenantes.
Décidément, je suis fou! Et pourtant!
Le 6 juillet, avant de me coucher, j'ai placé sur ma table du vin, du lait,
de l'eau, du pain et des fraises.
On a bu--j'ai bu--toute l'eau, et un peu de lait. On n'a touché ni au vin,

ni au pain, ni aux fraises.
Le 7 juillet, j'ai renouvelé la même épreuve, qui a donné le même
résultat.
Le 8 juillet, j'ai supprimé l'eau et le lait. On n'a touché à rien.
Le 9 juillet enfin, j'ai remis sur ma table l'eau et le lait seulement, en
ayant soin d'envelopper les carafes en des linges de mousseline blanche
et de ficeler les bouchons. Puis, j'ai frotté mes lèvres, ma barbe, mes
mains avec de la mine de plomb, et je me suis couché.
L'invincible sommeil m'a saisi, suivi bientôt de l'atroce réveil. Je
n'avais point remué; mes draps eux-mêmes ne portaient pas de taches.
Je m'élançai vers ma table. Les linges enfermant les bouteilles étaient
demeurés immaculés. Je déliai les cordons, en palpitant de crainte. On
avait bu toute l'eau! on avait bu tout le lait! Ah! mon Dieu!...
Je vais partir tout à l'heure pour Paris.
12 juillet.--Paris. J'avais donc perdu la tête les jours derniers! J'ai dû
être le jouet de mon imagination énervée, à moins que je ne sois
vraiment somnambule, ou que j'aie subi une de ces influences
constatées, mais inexplicables jusqu'ici, qu'on appelle suggestions. En
tout cas, mon affolement touchait à la démence, et vingt-quatre heures
de Paris ont suffi pour me remettre d'aplomb.
Hier, après des courses et des visites, qui m'ont fait passer dans l'âme
de l'air nouveau et vivifiant, j'ai fini ma soirée au Théâtre-Français. On
y jouait une pièce d'Alexandre Dumas fils; et cet esprit alerte et
puissant a achevé de me guérir. Certes, la solitude est dangereuse pour
les intelligences qui travaillent. Il nous faut, autour de nous, des
hommes qui pensent et qui parlent. Quand nous sommes seuls
longtemps, nous peuplons le vide de fantômes.
Je suis rentré à l'hôtel très gai, par les boulevards. Au coudoiement de
la foule, je songeais, non sans ironie, à mes terreurs, à mes suppositions
de l'autre semaine, car j'ai cru, oui, j'ai cru qu'un être invisible habitait

sous mon toit. Comme notre tête est faible et s'effare, et s'égare vite,
dès qu'un petit fait incompréhensible nous frappe!
Au lieu de conclure par ces simples mots: «Je ne comprends pas parce
que la cause m'échappe», nous imaginons aussitôt des mystères
effrayants et des puissances surnaturelles.
14 juillet.--Fête de la République. Je me suis promené par les rues. Les
pétards et les drapeaux m'amusaient comme un enfant. C'est pourtant
fort bête d'être joyeux, à date fixe, par décret du gouvernement. Le
peuple est un troupeau imbécile, tantôt stupidement patient et tantôt
férocement révolté. On lui dit: «Amuse-toi.» Il s'amuse. On lui dit: «Va
te battre avec le
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