Le Horla | Page 3

Guy de Maupassant
moi, à perte de vue, entre deux côtes
écartées se perdant au loin dans les brumes; et au milieu de cette
immense baie jaune, sous un ciel d'or et de clarté, s'élevait sombre et
pointu un mont étrange, au milieu des sables. Le soleil venait de
disparaître, et sur l'horizon encore flamboyant se dessinait le profil de
ce fantastique rocher qui porte sur son sommet un fantastique
monument.
Dès l'aurore, j'allai vers lui. La mer était basse, comme la veille au soir,
et je regardais se dresser devant moi, à mesure que j'approchais d'elle,
la surprenante abbaye. Après plusieurs heures de marche, j'atteignis
l'énorme bloc de pierres qui porte la petite cité dominée par la grande
église. Ayant gravi la rue étroite et rapide, j'entrai dans la plus
admirable demeure gothique construite pour Dieu sur la terre, vaste
comme une ville, pleine de salles basses écrasées sous des voûtes et de
hautes galeries que soutiennent de frêles colonnes. J'entrai dans ce
gigantesque bijou de granit, aussi léger qu'une dentelle, couvert de
tours, de sveltes clochetons, où montent des escaliers tordus, et qui
lancent dans le ciel bleu des jours, dans le ciel noir des nuits, leurs têtes
bizarres hérissées de chimères, de diables, de bêtes fantastiques, de
fleurs monstrueuses, et reliés l'un à l'autre par de fines arches
ouvragées.

Quand je fus sur le sommet, je dis au moine qui m'accompagnait: «Mon
père, comme vous devez être bien ici!»
Il répondit: «Il y a beaucoup de vent, Monsieur»; et nous nous mîmes à
causer en regardant monter la mer, qui courait sur le sable et le couvrait
d'une cuirasse d'acier.
Et le moine me conta des histoires, toutes les vieilles histoires de ce
lieu, des légendes, toujours des légendes.
Une d'elles me frappa beaucoup. Les gens du pays, ceux du mont,
prétendent qu'on entend parler la nuit dans les sables, puis qu'on entend
bêler deux chèvres, l'une avec une voix forte, l'autre avec une voix
faible. Les incrédules affirment que ce sont les cris des oiseaux de mer,
qui ressemblent tantôt à des bêlements, et tantôt à des plaintes
humaines; mais les pêcheurs attardés jurent avoir rencontré, rôdant sur
les dunes, entre deux marées, autour de la petite ville jetée ainsi loin du
monde, un vieux berger, dont on ne voit jamais la tête couverte de son
manteau, et qui conduit, en marchant devant eux, un bouc à figure
d'homme et une chèvre à figure de femme, tous deux avec de longs
cheveux blancs et parlant sans cesse, se querellant dans une langue
inconnue, puis cessant soudain de crier pour bêler de toute leur force.
Je dis au moine: «Y croyez-vous?»
Il murmura: «Je ne sais pas.»
Je repris: «S'il existait sur la terre d'autres êtres que nous, comment ne
les connaîtrions-nous point depuis longtemps; comment ne les
auriez-vous pas vus, vous? comment ne les aurais-je pas vus, moi?»
Il répondit: «Est-ce que nous voyons la cent-millième partie de ce qui
existe? Tenez, voici le vent, qui est la plus grande force de la nature,
qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les arbres, soulève
la mer en montagnes d'eau, détruit les falaises, et jette aux brisants les
grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui gémit, qui
mugit,--l'avez-vous vu, et pouvez-vous le voir? Il existe, pourtant.»

Je me tus devant ce simple raisonnement. Cet homme était un sage ou
peut-être un sot. Je ne l'aurais pu affirmer au juste; mais je me tus. Ce
qu'il disait là, je l'avais pensé souvent.
3 juillet.--J'ai mal dormi; certes, il y a ici une influence fiévreuse, car
mon cocher souffre du même mal que moi. En rentrant hier, j'avais
remarqué sa pâleur singulière. Je lui demandai:
--Qu'est-ce que vous avez, Jean?
--J'ai que je ne peux plus me reposer, Monsieur, ce sont mes nuits qui
mangent mes jours. Depuis le départ de Monsieur, cela me tient comme
un sort.
Les autres domestiques vont bien cependant, mais j'ai grand peur d'être
repris, moi.
4 juillet.--Décidément, je suis repris. Mes cauchemars anciens
reviennent. Cette nuit, j'ai senti quelqu'un accroupi sur moi, et qui, sa
bouche sur la mienne, buvait ma vie entre mes lèvres. Oui, il la puisait
dans ma gorge, comme aurait fait une sangsue. Puis il s'est levé, repu,
et moi je me suis réveillé, tellement meurtri, brisé, anéanti, que je ne
pouvais plus remuer. Si cela continue encore quelques jours, je
repartirai certainement.
5 juillet.--Ai-je perdu la raison? Ce qui s'est passé, ce que j'ai vu la nuit
dernière est tellement étrange, que ma tête s'égare quand j'y songe!
Comme je le fais maintenant chaque soir, j'avais fermé ma porte à clef;
puis, ayant soif, je bus un demi-verre d'eau, et je remarquai par hasard
que ma carafe était pleine jusqu'au bouchon de cristal.
Je me couchai ensuite et je tombai
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