Le Grand Meaulnes | Page 5

Alain-Fournier
pupitre, en balançant les jambes, Meaulnes réfléchissait. Aux bons moments,
il riait aussi, mais doucement, comme s'il eût réservé ses éclats de rire pour quelque
meilleure histoire, connue de lui seul. Puis, à la nuit tombante, lorsque la lueur des
carreaux de la classe n'éclairait plus le groupe confus de jeunes gens, Meaulnes se levait
soudain et, traversant le cercle pressé:
"Allons, en route!" criait-il.
Alors tous le suivaient et l'on entendait leurs cris jusqu'à la nuit noire, dans le haut du
bourg...
Il m'arrivait maintenant de les accompagner. Avec Meaulnes, j'allais à la porte des écuries
des faubourgs, à l'heure où l'on trait les vaches... Nous entrions dans les boutiques, et, du
fond de l'obscurité, entre deux craquements de son métier, le tisserand disait:
"Voilà les étudiants!"
Généralement, à l'heur du dîner, nous nous trouvions tout près du Cours, chez Desnoues,
le charron, qui était aussi maréchal. Sa boutique était une ancienne auberge, avec de
grandes portes à deux battants qu'on laissait ouvertes. De la rue on entendait grincer le
soufflet de la forge et l'on apercevait à la lueur du brasier, dans ce lieu obscur et tintant,
parfois des gens de campagne qui avaient arrêté leur voiture pour causer un instant,
parfois un écolier comme nous, adossé à une porte, qui regardait sans rien dire.
Et c'est là que tout commença, environ huit jours avant Noël.

CHAPITRE III
"Je fréquentais la boutique d'un vannier".
La pluie était tombée tout le jour, pour ne cesser qu'au soir. La journée avait été
mortellement ennuyeuse. Aux récréations, personne ne sortait. Et l'on entendait mon père,
M. Seurel, crier à chaque minute, dans la classe:
"Ne sabotez donc pas comme ça, les gamins!"
Après la dernière récréation de la journée, ou, comme nous disions, après le dernier
"quart d'heure", M. Seurel, qui depuis un instant marchait le long en large pensivement,
s'arrêta, frappa un grand coup de règle sur la table, pour faire cesser le bourdonnement
confus des fins de classe où l'on s'ennuie, et, dans le silence attentif, demanda:
"Qui est-ce qui ira demain en voiture à La Gare avec François, pour chercher M. et Mme

Charpentier?"
C'étaient mes grands-parents: grand-père Charpentier, l'homme au grand burnous de laine
grise, le vieux garde forestier en retraite, avec son bonnet de poil de lapin qu'il appelait
son képi... Les petits gamins le connaissaient bien. Les matins, pour se débarbouiller, il
tirait un seau d'eau, dans lequel il barbotait, à la façon des vieux soldats en se frottant
vaguement la barbiche. Un cercle d'enfants, les mains derrière le dos, l'observaient avec
une curiosité respectueuse... Et ils connaissaient aussi grand'mère Charpentier, la petite
paysanne, avec sa capote tricotée, parce que Millie l'amenait, au moins une fois, dans la
classe des plus petits.
Tous les ans, nous allions les chercher, quelques jours avant Noël, à la Gare, au train de 4
h 2. Ils avaient, pour nous voir, traversé tout le département, chargés de ballots de
châtaignes et de victuailles pour Noël enveloppées dans des serviettes. Dès qu'ils avaient
passé, tous les deux, emmitouflés, souriants et un peu interdits, le seuil de la maison, nous
fermions sur eux toutes les portes, et c'était une grande semaine de plaisir qui
commençait...
Il fallait, pour conduire avec moi la voiture qui devait les ramener, il fallait quelqu'un de
sérieux qui ne nous versât pas dans un fossé, et d'assez débonnaire aussi, car le
grand-père Charpentier jurait facilement et la grand-mère était un peu bavarde.
A la question de M. Seurel, une dizaine de voix répondirent, criant ensemble:
"Le grand Meaulnes! le grand Meaulnes!"
Mais M. Seurel fit semblant de ne pas entendre.
Alors ils crièrent:
"Fromentin!"
D'autres:
"Jasmin Delouche!"
Le plus jeune des Roy, qui allait aux champs monté sur sa truie au triple galop, criait:
"Moi! Moi!" d'une voix perçante.
Dutremblay et Moucheboeuf se contentaient de lever timidement la main.
J'aurais voulu que ce fut Meaulnes. Ce petit voyage en voiture à âne serait devenu un
événement plus important. Il le désirait aussi, mais il affectait de se taire
dédaigneusement. Tous les grands élèves s'étaient assis comme lui sur la table, à revers,
les pieds sur le banc, ainsi que nous faisions dans les moments de grand répit et de
réjouissance. Coffin, sa blouse relevée et roulée autour de la ceinture, embrassait la
colonne de fer qui soutenait la poutre de la classe et commençait de grimper en signe
d'allégresse. Mais M. Seurel refroidit tout le monde en disant:

"Allons! Ce sera Moucheboeuf".
Et chacun regagna sa place en silence.
A quatre heures, dans la grande cour glacée, ravinée par la pluie, je me trouvai seul avec
Meaulnes. Tous deux, sans rien dire, nous regardions le bourg luisant que séchait la
bourrasque. Bientôt, le petit Coffin, en capuchon, un morceau de pain à la main, sortit de
chez
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