Le Grand Meaulnes | Page 4

Alain-Fournier
Tu n'y avais donc jamais regardé?"
Il tenait à la main une petite roue en bois noirci; un cordon de fusées déchiquetées courait
tout autour; ç'avait dû être le soleil ou la lune au feu d'artifice du Quatorze Juillet.
"Il y en a deux qui ne sont pas parties: nous allons toujours les allumer", dit-il d'un ton
tranquille et de l'air de quelqu'un qui espère bien trouver mieux par la suite.
Il jeta son chapeau par terre et je vis qu'il avait les cheveux complètement ras comme un
paysan. Il me montra les deux fusées avec leurs bouts de mèche en papier que la flamme
avait coupés, noircis, puis abandonnés. Il planta dans le sable le moyeu de la roue, tira de
sa poche--à mon grand étonnement, car cela nous était formellement interdit--une boîte
d'allumettes. Se baissant avec précaution, il mit le feu à la mèche. Puis, me prenant par la
main, il m'entraîna vivement en arrière.
Un instant après, ma mère qui sortait sur le pas de la porte, avec la mère de Meaulnes,
après avoir débattu et fixé le prix de pension, vit jaillir sous le préau, avec un bruit de
soufflet, deux gerbes d'étoiles rouges et blanches; et elle put m'apercevoir, l'espace d'une
seconde, dressé dans la lueur magique, tenant par la main le grand gars nouveau venu et
ne bronchant pas...
Cette fois encore, elle n'osa rien dire.
Et le soir, au dîner, il y eut, à la table de famille, un compagnon silencieux, qui mangeait,
la tête basse, sans se soucier de nos trois regards fixés sur lui.

CHAPITRE II
Après quatre heures.
Je n'avais guère été, jusqu'alors, courir dans les rues avec les gamins du bourg. Une
coxalgie, dont j'ai souffert jusque vers cette année 189... m'avait rendu craintif et
malheureux. Je me vois encore poursuivant les écoliers alertes dans les ruelles qui
entouraient la maison, en sautillant misérablement sur une jambe...
Aussi ne me laissait-on guère sortir. Et je me rappelle que Millie, qui était très fière de
moi, me ramena plus d'une fois à la maison, avec force taloches, pour m'avoir ainsi
rencontré, sautant à cloche-pied, avec les garnements du village.
L'arrivée d'Augustin Meaulnes, qui coïncida avec ma guérison, fut le commencement
d'une vie nouvelle.
Avant sa venue, lorsque le cours était fini, à quatre heures, une longue soirée de solitude
commençait pour moi. Mon père transportait le feu du poêle de la classe dans la
cheminée de notre salle à manger; et peu à peu les derniers gamins attardés
abandonnaient l'école refroidie où roulaient des tourbillons de fumée. Il y avait encore
quelques jeux, des galopades dans la cour; puis la nuit venait; les deux élèves qui avaient
balayé la classe cherchaient sous le hangar leurs capuchons et leurs pèlerines, et ils
partaient bien vite, leur panier au bras, en laissant le grand portail ouvert...
Alors, tant qu'il y avait une lueur de jour, je restais au fond de la mairie, enfermé dans le
cabinet des archives plein de mouches mortes, d'affiches battant au vent, et je lisais assis
sur une vieille bascule, auprès d'une fenêtre qui donnait sur le jardin.
Lorsqu'il faisait noir, que les chiens de la ferme voisine commençaient à hurler et que le
carreau de notre petite cuisine s'illuminait, je rentrais enfin. Ma mère avait commencé de
préparer le repas. Je montais trois marches de l'escalier du grenier; je m'asseyais sans rien
dire et, la tête appuyée aux barreaux froids de la rampe, je la regardais allumer son feu
dans l'étroite cuisine où vacillait la flamme d'une bougie.
Mais quelqu'un est venu qui m'a enlevé à tous ces plaisirs d'enfant paisible. Quelqu'un a
soufflé la bougie qui éclairait pour moi le doux visage maternel penché sur le repas du
soir. Quelqu'un a éteint la lampe autour de laquelle nous étions une famille heureuse, à la
nuit, lorsque mon père avait accroché les volets de bois aux portes vitrées. Et celui- là, ce
fut Augustin Meaulnes, que les autres élèves appelèrent bientôt le grand Meaulnes.
Dès qu'il fut pensionnaire chez nous, c'est-à-dire dès les premiers jours de décembre,
l'école cessa d'être désertée le soir, après quatre heures. Malgré le froid de la porte
battante, les cris des balayeurs et leurs seaux d'eau, il y avait toujours, après le cours,
dans la classe, une vingtaine de grands élèves, tant de la campagne que du bourg, serrés
autour de Meaulnes. Et c'étaient de longues discussions, des disputes interminables, au
milieu desquelles je me glissais avec inquiétude et plaisir.

Meaulnes ne disait rien; mais c'était pour lui qu'à chaque instant l'un des plus bavards
s'avançait au milieu du groupe, et, prenant à témoin tour à tour chacun de ses
compagnons, qui l'approuvaient bruyamment, racontait quelque longue histoire de
maraude, que tous les autres suivaient, le bec ouvert, en riant silencieusement.
Assis sur un
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