Le Grand Meaulnes | Page 6

Alain-Fournier
lui et, rasant les murs, se présenta en sifflant à la porte du charron. Meaulnes ouvrit
le portail, le héla et, tous les trois, un instant après, nous étions installés au fond de la
boutique rouge et chaude, brusquement traversée par de glacials coups de vent: Coffin et
moi, assis auprès de la forge, nos pieds boueux dans les copeaux blancs; Meaulnes, les
mains aux poches, silencieux, adossé au battant de la porte d'entrée. De temps à autre,
dans la rue, passait une dame de village, la tête baissée à cause du vent, qui revenait de
chez le boucher, et nous levions le nez pour regarder qui c'était.
Personne ne disait rien. Le maréchal et son ouvrier, l'un soufflant la forge, l'autre battant
le fer, jetaient sur le mur de grandes ombres brusques... Je me rappelle ce soir-là comme
un des grands soirs de mon adolescence. C'était en moi un mélange de plaisir et d'anxiété:
je craignais que mon compagnon ne m'enlevât cette pauvre joie d'aller à La Gare en
voiture; et pourtant j'attendais de lui, sans oser me l'avouer, quelque entreprise
extraordinaire qui vînt tout bouleverser.
De temps à autre, le travail paisible et régulier de la boutique s'interrompait pour un
instant. Le maréchal laissait à petits coups pesants et clairs retomber son marteau sur
l'enclume. Il regardait, en l'approchant de son tablier de cuir, le morceau de fer qu'il avait
travaillé. Et, redressant la tête, il nous disait, histoire de souffler un peu:
"Eh bien, ça va, la jeunesse?"
L'ouvrier restait la main en l'air à la chaîne du soufflet, mettait son poing gauche sur la
hanche et nous regardait en riant.
Puis le travail sourd et bruyant reprenait.
Durant une de ces pauses, on aperçut, par la porte battante, Millie dans le grand vent,
serrée dans un fichu, qui passait chargée de petits paquets.
Le maréchal demanda:
"C'est-il que M. Charpentier va bientôt venir?
--Demain, répondis je, avec ma grand'mère, j'irai les chercher en voiture au train de 4 h 2.
--Dans la voiture à Fromentin, peut-être?"
Je répondis bien vite:
"Non, dans celle du père Martin.

--Oh! alors, vous n'êtes pas revenus".
Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent à rire.
L'ouvrier fit remarquer, lentement, pour dire quelque chose:
"Avec la jument de Fromentin on aurait pu aller les chercher à Vierzon. Il y a une heure
d'arrêt. C'est à quinze kilomètres. On aurait été de retour avant même que l'âne à Martin
fût attelé.
--Çà, dit l'autre, c'est une jument qui marche!...
--Et je crois bien que Fromentin la prêterait facilement".
La conversation finit là. De nouveau la boutique fut un endroit plein d'étincelles et de
bruit, où chacun ne pensa que pour soi.
Mais lorsque l'heure fut venue de partir et que je me levai pour faire signe au grand
Meaulnes, il ne m'aperçut pas d'abord. Adossé à la porte et la tête penchée, il semblait
profondément absorbé par ce qui venait d'être dit. En le voyant ainsi, perdu dans ses
réflexions, regardant, comme à travers des lieus de brouillard, ces gens paisibles qui
travaillaient, je pensai soudain à cette image de Robinson Crusoé, où l'on voit l'adolescent
anglais, avant son grand départ, "fréquentant la boutique d'un vannier"...
Et j'y ai souvent repensé depuis.

CHAPITRE IV
L'Évasion.
A une heure de l'après-midi, le lendemain, la classe du Cours supérieur est claire, au
milieu du paysage gelé, comme une barque sur l'Océan. On n'y sent pas la saumure ni le
cambouis, comme sur un bateau de pêche, mais les harengs grillés sur le poêle et la laine
roussie de ceux qui, en rentrant, se sont chauffés de trop près.
On a distribué, car la fin de l'année approche, les cahiers de compositions. Et, pendant
que M. Seurel écrit au tableau l'énoncé des problèmes, un silence imparfait s'établit, mêlé
de conversations à voix basse, coupé de petits cris étouffés et de phrases dont on ne dit
que les premiers mots pour effrayer son voisin:
"Monsieur! Un tel me..."
M. Seurel, en copiant ses problèmes, pense à autre chose. Il se retourne de temps à autre,
en regardant tout le monde d'un air à la fois sévère et absent. Et ce remue-ménage
sournois cesse complètement, une seconde, pour reprendre ensuite, tout doucement
d'abord, comme un ronronnement.

Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au bout d'une des tables de la division
des plus jeunes, près des grandes vitres, je n'ai qu'à me redresser un peu pour apercevoir
le jardin, le ruisseau dans le bas, puis les champs.
De temps à autre, je me soulève sur la pointe des pieds et je regarde anxieusement du côté
de la ferme de la Belle-Etoile. Dès le début de la classe, je me suis aperçu que Meaulnes
n'était pas rentré après la récréation de midi. Son
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 84
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.