des fondateurs, semblait l'avoir foudroyé. Aussi
Félicité affectait-elle de ne plus s'occuper de politique, vivant
désormais comme une reine retirée du trône. Personne n'ignorait que
les Rougon, en 1851, avaient sauvé Plassans de l'anarchie, en y faisant
triompher le coup d'État du 2 décembre, et que, quelques années plus
tard, ils l'avaient conquis de nouveau, sur les candidats légitimistes et
républicains, pour le donner à un député bonapartiste. Jusqu'à la guerre,
l'empire y était resté tout-puissant, si acclamé, qu'il y avait obtenu, au
plébiscite, une majorité écrasante. Mais, depuis les désastres, la ville
devenait républicaine, le quartier Saint-Marc était retombé dans ses
sourdes intrigues royalistes, tandis que le vieux quartier et la ville
neuve avaient envoyé à la Chambre un représentant libéral, vaguement
teinté d'orléanisme, tout prêt à se ranger du côté de la République, si
elle triomphait. Et c'était pourquoi Félicité, en femme très intelligente,
se désintéressait et consentait à n'être plus que la reine détrônée d'un
régime déchu.
Mais il y avait encore là une haute position, environnée de toute une
poésie mélancolique. Pendant dix-huit années, elle avait régné. La
légende de ses deux salons, le salon jaune où avait mûri le coup d'État,
le salon vert, plus tard, le terrain neutre où la conquête de Plassans
s'était achevée, s'embellissait du recul des époques disparues. Elle était,
d'ailleurs, très riche. Puis, on la trouvait très digne dans la chute, sans
un regret ni une plainte, promenant, avec ses quatre-vingts ans, une si
longue suite de furieux appétits, d'abominables manoeuvres et
d'assouvissements démesurés, qu'elle en devenait auguste. La seule de
ses joies, maintenant, était de jouir en paix de sa grande fortune et de sa
royauté passée, et elle n'avait plus qu'une passion, celle de défendre son
histoire, en écartant tout ce qui, dans la suite des âges, pourrait la salir.
Son orgueil, qui vivait du double exploit dont les habitants parlaient
encore, veillait avec un soin jaloux, résolu à ne laisser debout que les
beaux documents, cette légende qui la faisait saluer comme une majesté
tombée, quand elle traversait la ville.
Elle était allée jusqu'à la porte de la chambre, elle écouta le bruit du
pilon. Puis, le front soucieux, elle revint vers Clotilde.
--Que fabrique-t-il donc, mon Dieu! Tu sais qu'il se fait le plus grand
tort, avec sa drogue nouvelle. On m'a raconté que, l'autre jour, il avait
encore failli tuer un de ses malades.
--Oh! grand'mère! s'écria la jeune fille.
Mais elle était lancée.
--Oui, parfaitement! les bonnes femmes en disent bien d'autres.... Va
les questionner, au fond du faubourg. Elles te diront qu'il pile des os de
mort dans du sang de nouveau-né.
Cette fois, pendant que Martine protestait elle-même, Clotilde se fâcha,
blessée dans sa tendresse.
--Oh! grand'mère, ne répète pas ces abominations!... Maître qui a un si
grand coeur, qui ne songe qu'au bonheur de tous!
Alors, quand elle les vit l'une et l'autre s'indigner, Félicité, comprenant
qu'elle brusquait trop les choses, redevint très câline.
--Mais, mon petit chat, ce n'est pas moi qui dis ces choses affreuses. Je
te répète les bêtises qu'on fait courir, pour que tu comprennes que
Pascal a tort de ne pas tenir compte de l'opinion publique.... Il croit
avoir trouvé un nouveau remède, rien de mieux! et je veux même
admettre qu'il va guérir tout le monde, comme il l'espère. Seulement,
pourquoi affecter ces allures mystérieuses, pourquoi n'en pas parler tout
haut, pourquoi surtout ne l'essayer que sur cette racaille du vieux
quartier et de la campagne, au lieu de tenter, parmi les gens comme il
faut de la ville, des cures éclatantes qui lui feraient honneur?... Non,
vois-tu, mon petit chat, ton oncle n'a jamais rien pu faire comme les
autres.
Elle avait pris un ton peiné, baissant la voix pour étaler cette plaie
secrète de son coeur.
--Dieu merci! ce ne sont pas les hommes de valeur qui manquent dans
notre famille, mes autres fils m'ont donné assez de satisfaction! N'est-ce
pas? ton oncle Eugène est monté assez haut, ministre pendant douze
ans, presque empereur! et ton père lui-même a remué assez de millions,
a été mêlé à d'assez grands travaux qui ont refait Paris! Je ne parle pas
de ton frère Maxime, si riche, si distingué, ni de tes cousins, Octave
Mouret, un des conquérants du nouveau commerce, et notre cher abbé
Mouret, un saint celui-là!... Eh bien! pourquoi Pascal, qui aurait pu
marcher sur leurs traces à tous, vit-il obstinément dans son trou, en vieil
original à demi fêlé?
Et, la jeune fille s'étant révoltée encore, elle lui ferma la bouche d'un
geste caressant de la main.
--Non, non! laisse-moi finir.... Je sais bien que Pascal n'est pas une bête,
qu'il a fait des travaux remarquables, que ses envois à l'Académie de
médecine lui ont même acquis une réputation parmi les savants.... Mais
cela
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