et classant tout, dressant cet Arbre généalogique des Rougon-Macquart, dont les volumineux dossiers n'étaient que le commentaire, bourré de preuves.
--Ah! oui, continuait la vieille madame Rougon ardemment, au feu, au feu, toutes ces paperasses qui nous saliraient!
A ce moment, comme la servante se relevait pour sortir, en voyant le tour que prenait l'entretien, elle l'arrêta d'un geste prompt.
--Non, non! Martine, restez! vous n'êtes pas de trop, puisque vous êtes de la famille maintenant.
Puis, d'une voix sifflante:
--Un ramas de faussetés, de commérages, tous les mensonges que nos ennemis ont lancés autrefois contre nous, enragés par notre triomphe!... Songe un peu à cela, mon enfant. Sur nous tous, sur ton père, sur ta mère, sur ton frère, sur moi, tant d'horreurs!
--Des horreurs, grand'mère, mais comment le sais-tu?
Elle se troubla un instant.
--Oh! je m'en doute, va!... Quelle est la famille qui n'a pas eu des malheurs, qu'on peut mal interpréter? Ainsi, notre mère à tous, cette chère et vénérable Tante Dide, ton arrière-grand'mère, n'est-elle pas depuis vingt et un ans à l'Asile des Aliénés, aux Tulettes? Si Dieu lui a fait la grace de la laisser vivre jusqu'à l'age de cent quatre ans, il l'a cruellement frappée en lui ?tant la raison. Certes, il n'y a pas de honte à cela; seulement, ce qui m'exaspère, ce qu'il ne faut pas, c'est qu'on dise ensuite que nous sommes tous fous.... Et, tiens! sur ton grand-oncle Macquart, lui aussi, en a-t-on fait courir des bruits déplorables! Macquart a eu autrefois des torts, je ne le défends pas. Mais, aujourd'hui, ne vit-il pas bien sagement, dans sa petite propriété des Tulettes, à deux pas de notre malheureuse mère, sur laquelle il veille en bon fils?... Enfin, écoute! un dernier exemple. Ton frère Maxime a commis une grosse faute, lorsqu'il a eu, d'une servante, ce pauvre petit Charles, et il est d'autre part certain que le triste enfant n'a pas la tête solide. N'importe! cela te fera-t-il plaisir, si l'on te raconte que ton neveu est un dégénéré, qu'il reproduit, à trois générations de distance, sa trisa?eule, la chère femme près de laquelle nous le menons parfois, et avec qui il se pla?t tant?... Non! il n'y a plus de famille possible, si l'on se met à tout éplucher, les nerfs de celui-ci, les muscles de cet autre. C'est à dégo?ter de vivre!
Clotilde l'avait écoutée attentivement, debout dans sa longue blouse noire. Elle était redevenue grave, les bras tombés, les yeux à terre. Un silence régna, puis elle dit avec lenteur:
--C'est la science, grand'mère.
--La science! s'exclama Félicité, en piétinant de nouveau, elle est jolie, leur science, qui va contre tout ce qu'il y a de sacré au monde! Quand ils auront tout démoli, ils seront bien avancés!... Ils tuent le respect, ils tuent la famille, ils tuent le bon Dieu....
--Oh! ne dites pas ?a, madame! interrompit douloureusement Martine, dont la dévotion étroite saignait. Ne dites pas que monsieur tue le bon Dieu!
--Si, ma pauvre fille, il le tue.... Et, voyez-vous, c'est une crime, au point de vue de la religion, que de le laisser se damner ainsi. Vous ne l'aimez pas, ma parole d'honneur! non, vous ne l'aimez pas, vous deux qui avez le bonheur de croire, puisque vous ne faites rien pour qu'il rentre dans la vraie route.... Ah! moi, à votre place, je fendrais plut?t cette armoire à coups de hache, je ferais un fameux feu de joie avec toutes les insultes au bon Dieu qu'elle contient!
Elle s'était plantée devant l'immense armoire, elle la mesurait de son regard de feu, comme pour la prendre d'assaut, la saccager, l'anéantir, malgré la maigreur desséchée de ses quatre-vingts ans. Puis, avec un geste d'ironique dédain:
--Encore, avec sa science, s'il pouvait tout savoir!
Clotilde était restée absorbée, les yeux perdus. Elle reprit à demi-voix, oubliant des deux autres, se parlant, à elle-même:
--C'est vrai, il ne peut tout savoir.... Toujours, il y a autre chose, là-bas.... C'est ce qui me fache, c'est ce qui nous fait nous quereller parfois; car je ne puis pas, comme lui, mettre le mystère à part: je m'en inquiète, jusqu'à en être torturée.... Là-bas, tout ce qui veut et agit dans le frisson de l'ombre, toutes les forces inconnues....
Sa voix s'était ralentie peu à peu, tombée à un murmure indistinct.
Alors, Martine, l'air sombre depuis un moment, intervint à son tour.
--Si c'était vrai pourtant, mademoiselle, que monsieur se damnat avec tous ces vilains papiers! Dites, est-ce que nous le laisserions faire?... Moi, voyez-vous, il me dirait de me jeter en bas de la terrasse, je fermerais les yeux et je me jetterais, parce que je sais qu'il a toujours raison. Mais, à son salut, oh! si je le pouvais, j'y travaillerais malgré lui. Par tous les moyens, oui! je le forcerais, ?a m'est trop cruel de penser qu'il ne sera pas dans le ciel avec nous.
--Voilà qui
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