jouissance et d'orgueil qui avait empli sa vie. Mais elle recommen?ait sa promenade, lorsqu'elle eut un saisissement, en apercevant soudain, par terre, le numéro du Temps, que le docteur avait jeté, après y avoir découpé l'article, pour le joindre au dossier de Saccard; et la vue de la fenêtre, ouverte au milieu de de la feuille, la renseigna sans doute, car, du coup, elle ne marcha plus, elle se laissa tomber sur une chaise, comme si elle savait enfin ce qu'elle était venue apprendre.
--Ton père a été nommé directeur de l'époque, reprit-elle brusquement.
--Oui, dit Clotilde avec tranquillité, ma?tre me l'a dit, c'était dans le journal.
D'un air attentif et inquiet, Félicité la regardait, car cette nomination de Saccard, ce ralliement à la République, était une chose énorme. Après la chute de l'empire, il avait osé rentrer en France, malgré sa condamnation comme Directeur de la Banque Universelle, dont l'effondrement colossal avait précédé celui du régime. Des influences nouvelles, toute une intrigue extraordinaire devait l'avoir remis sur pied. Non seulement il avait eu sa grace, mais encore il était une fois de plus en train de brasser des affaires considérables, lancé dans le grand journalisme, retrouvant sa part dans tous les pots-de-vin. Et le souvenir s'évoquait des brouilles de jadis, entre lui et son frère Eugène Rougon, qu'il avait compromis si souvent, et que, par un retour ironique des choses, il allait peut-être protéger, maintenant que l'ancien ministre de l'empire n'était plus qu'un simple député, résigné au seul r?le de défendre son ma?tre déchu, avec l'entêtement que sa mère mettait à défendre sa famille. Elle obéissait encore docilement aux ordres de son fils a?né, l'aigle, même foudroyé; mais Saccard, quoi qu'il fit, lui tenait aussi au coeur, par son indomptable besoin du succès; et elle était en outre fière de Maxime, le frère de Clotilde, qui s'était réinstallé, après la guerre, dans son h?tel de l'avenue du Bois-de-Boulogne, où il mangeait la fortune que lui avait laissée sa femme, devenu prudent, d'une sagesse d'homme atteint dans ses moelles, rusant avec la paralysie mena?ante.
--Directeur de l'époque, répéta-t-elle, c'est une vraie situation de ministre que ton père a conquise.... Et j'oubliais de te dire, j'ai encore écrit à ton frère, pour le déterminer à venir nous voir. Cela le distrairait, lui ferait du bien. Puis, il y a cet enfant, ce pauvre Charles....
Elle n'insista pas, c'était là une autre des plaies dont saignait son orgueil: un fils que Maxime avait eu, à dix-sept ans, d'une servante, et qui, maintenant, agé d'une quinzaine d'années, de tête faible, vivait à Plassans, passant de l'un chez l'autre, à la charge de tous.
Un instant encore, elle attendit, espérant une réflexion de Clotilde, une transition qui lui permettrait d'arriver où elle voulait en venir. Lorsqu'elle vit que la jeune fille se désintéressait, occupée à ranger des papiers sur son pupitre, elle se décida, après avoir jeté un coup d'oeil sur Martine, qui continuait à raccommoder le fauteuil, comme muette et sourde.
--Alors, ton oncle a découpé l'article du Temps?
Très calme, Clotilde souriait.
--Oui, ma?tre l'a mis dans les dossiers. Ah! ce qu'il enterre de notes, là dedans! Les naissances, les morts, les moindres incidents de la vie, tout y passe. Et il y a aussi l'Arbre généalogique, tu sais bien, notre fameux Arbre généalogique, qu'il tient au courant!
Les yeux de la vieille madame Rougon avaient flambé. Elle regardait fixement la jeune fille.
--Tu les connais, ces dossiers?
--Oh! non, grand'mère! Jamais ma?tre ne m'en parle, et il me défend de les toucher.
Mais elle ne la croyait pas.
--Voyons! tu les as sous la main, tu as d? les lire.
Très simple, avec sa tranquille droiture, Clotilde répondit, en souriant de nouveau.
--Non! quand ma?tre me défend une chose, c'est qu'il a ses raisons, et je ne la fais pas.
--Eh bien! mon enfant, s'écria violemment Félicité, cédant à sa passion, toi que Pascal aime bien, et qu'il écouterait peut-être, tu devrais le supplier de br?ler tout ?a, car, s'il venait à mourir et qu'on trouvat les affreuses choses qu'il y a là dedans, nous serions tous déshonorés!
Ah! ces dossiers abominables, elle les voyait, la nuit, dans ses cauchemars, étaler en lettres de feu les histoires vraies, les tares physiologiques de la famille, tout cet envers de sa gloire qu'elle aurait voulu à jamais enfouir, avec les ancêtres déjà morts! Elle savait comment le docteur avait eu l'idée de réunir ces documents, dès le début de ses grandes études sur l'hérédité, comment il s'était trouvé conduit à prendre sa propre famille en exemple, frappé des cas typiques qu'il y constatait et qui venaient à l'appui des lois découvertes par lui. N'était-ce pas un champ tout naturel d'observation, à portée de sa main, qu'il connaissait à fond? Et, avec une belle carrure insoucieuse de savant, il accumulait sur les siens, depuis trente années, les renseignements les plus intimes, recueillant
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