Le Diable amoureux; LHonneur perdu et recouvré; Rachel ou la belle juive | Page 8

Jacques Cazotte
son récit et de son chant. Le feu de ses regards per?ait à travers le voile; il était d'un pénétrant, d'une douceur inconcevables: ces yeux ne m'étaient pas inconnus. Enfin, en assemblant les traits, tels que le voile me les laissait apercevoir, je reconnus dans Fiorentina le fripon de Biondetto; mais l'élégance, l'avantage de la taille se faisaient beaucoup plus remarquer sous l'ajustement de femme, que sous l'habit de page.
Quand la cantatrice eut fini de chanter, nous lui donnames de justes éloges. Je voulus l'engager à nous exécuter une ariette vive pour nous donner lieu d'admirer la diversité de ses talents. ?Non, répondit-elle; je m'en acquitterais mal dans la disposition d'ame où je suis: d'ailleurs, vous avez d? vous apercevoir de l'effort que j'ai fait pour vous obéir. Ma voix se ressent du voyage, elle est voilée: vous êtes prévenus que je pars cette nuit. C'est un cocher de louage qui m'a conduite, je suis à ses ordres; je vous demande en grace d'agréer mes excuses, et de me permettre de me retirer.? En disant cela, elle se lève, veut emporter sa harpe. Je la lui prends des mains; et, après l'avoir reconduite jusqu'à la porte par laquelle elle s'était introduite, je rejoins la compagnie.
Je devais avoir inspiré de la gaieté, et je voyais de la contrainte dans les regards; j'eus recours au vin de Chypre. Je l'avais trouvé délicieux; il m'avait rendu mes forces, ma présence d'esprit: Je doublai la dose, et, comme l'heure s'avan?ait, je dis à mon page, qui s'était remis à son poste derrière mon siége, d'aller faire avancer ma voiture. Biondetto sort sur-le-champ, va remplir mon intention.
?Vous avez ici un équipage, me dit Soberano?--Oui, répliquai-je, je me suis fait suivre, et j'ai imaginé que si notre partie se prolongeait, vous ne seriez pas fachés d'en revenir commodément. Buvons encore un coup, nous ne courrons pas les risques de faire de faux pas en chemin.?
Ma phrase n'était pas achevée, que le page rentre suivi de deux grands estafiers bien tournés, superbement vêtus à ma livrée. ?Seigneur don Alvare, me dit Biondetto, je n'ai pu faire approcher votre voiture; elle est au delà, mais tout auprès de ces débris dont ces lieux-ci sont entourés.? Nous nous levons, Biondetto et les estafiers nous précèdent; on marche.
Comme nous ne pouvions aller quatre de front entre des bases et des colonnes brisées, Soberano, qui se trouvait seul à c?té de moi, me serra la main. ?Vous me donnez un beau régal, ami; il vous co?tera cher.
--Ami, répliquai-je, je suis trop heureux s'il vous a fait plaisir; je vous le donne pour ce qu'il me co?te.?
Nous arrivons à la voiture; nous trouvons deux autres estafiers, un cocher, un postillon, une voiture de campagne à mes ordres aussi commode qu'on e?t pu le désirer. J'en fais les honneurs, et nous prenons légèrement le chemin de Naples.
Nous gardames quelque temps le silence: enfin un des amis de Soberano le rompt. ?Je ne vous demande point votre secret, Alvare; mais il faut que vous ayez fait des conventions singulières. Jamais personne ne fut servi comme vous l'êtes, et depuis quarante ans que je travaille, je n'ai pas obtenu le quart des complaisances que l'on vient d'avoir pour vous dans une soirée. Je ne parle pas de la plus céleste vision qu'il soit possible d'avoir, tandis que l'on afflige nos yeux plus souvent qu'on ne songe à les réjouir. Enfin, vous savez vos affaires, vous êtes jeune; à votre age, on désire trop pour se laisser le temps de réfléchir, et on précipite ses jouissances.?
Bernadillo, c'était le nom de cet homme, s'écoutait en me parlant et me donnait le temps de penser à ma réponse.
--J'ignore, lui répliquai-je, par où j'ai pu m'attirer des faveurs distinguées; j'augure qu'elles seront très courtes, et ma consolation sera de les avoir toutes partagées avec de bons amis.? On vit que je me tenais sur la réserve, et la conversation tomba.
Cependant le silence amena la réflexion: je me rappelai les discours de Soberano et de Bernadillo, et conclus que je venais de sortir du plus mauvais pas dans lequel une curiosité vaine et la témérité eussent jamais engagé un homme de ma sorte. Je ne manquais pas d'instruction, j'avais été élevé jusqu'à treize ans sous les yeux de don Bernardo de Maravillas, mon père, gentilhomme sans reproche, et par dona Mencia, ma mère, la femme la plus religieuse, la plus respectable qui f?t dans l'Estramadure. ?Oh! ma mère! disais-je, que penseriez-vous de votre fils, si vous l'aviez vu, si vous le voyiez encore? Mais cela ne durera pas, je m'en donne parole.?
Cependant la voiture arrivait à Naples. Je reconduisis chez eux les amis de Soberano. Lui et moi rev?nmes à notre quartier. Le brillant de mon équipage éblouit un peu la garde devant laquelle nous passames en revue, mais les

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