Le Diable amoureux; LHonneur perdu et recouvré; Rachel ou la belle juive | Page 9

Jacques Cazotte
graces de Biondetto, qui était sur le devant du carrosse, frappèrent encore davantage les spectateurs.
Le page congédie la voiture et la livrée, prend un flambeau de la main des estafiers, et traverse les casernes pour me conduire à mon appartement: mon valet de chambre, encore plus étonné que les autres, voulait parler pour me demander des nouvelles du nouveau train dont je venais de faire la montre. ?C'en est assez, Carle, lui dis-je en entrant dans mon appartement, je n'ai pas besoin de vous: allez vous reposer, je vous parlerai demain.?
Nous sommes seuls dans ma chambre, et Biondetto a fermé la porte sur nous; ma situation était moins embarrassante au milieu de la compagnie dont je venais de me séparer, et de l'endroit tumultueux que je venais de traverser.
Voulant terminer l'aventure, je me recueillis un instant. Je jette les yeux sur le page, les siens sont fixés vers la terre; une rougeur lui monte sensiblement au visage: sa contenance décèle de l'embarras et beaucoup d'émotion; enfin je prends sur moi de lui parler.
?Biondetto, vous m'avez bien servi, vous avez même mis des graces à ce que vous avez fait pour moi, mais comme vous vous étiez payé d'avance, je pense que nous sommes quittes...
--Don Alvare est trop noble pour croire qu'il ait pu s'acquitter à ce prix...
--Si vous avez fait plus que vous ne me devez, si je vous dois de reste, donnez votre compte; mais je ne vous réponds pas que vous soyiez payé promptement. Le quartier courant est mangé; je dois au jeu, à l'auberge, au tailleur...
--Vous plaisantez hors de propos...
--Si je quitte le ton de plaisanterie, ce sera pour vous prier de vous retirer, car il est tard et il faut que je me couche...
--Et vous me renverriez incivilement à l'heure qu'il est? Je n'ai pas d? m'attendre à ce traitement de la part d'un cavalier espagnol. Vos amis savent que je suis venue ici; vos soldats, vos gens m'ont vue, et ont deviné mon sexe. Si j'étais une vile courtisane, vous auriez quelque égard pour les bienséances de mon état, mais votre procédé pour moi est flétrissant, ignominieux: il n'est pas de femme qui n'en f?t humiliée...
--Il vous pla?t donc à présent d'être femme pour vous concilier des égards? Eh bien! pour sauver le scandale de votre retraite, ayez pour vous le ménagement de la faire par le trou de la serrure...
--Quoi! sérieusement, sans savoir qui je suis...--Puis-je l'ignorer?...--Vous l'ignorez, vous dis-je, vous n'écoutez que vos préventions; mais, qui que je sois, je suis à vos pieds, les larmes aux yeux: c'est à titre de client que je vous implore. Une imprudence plus grande que la v?tre, excusable peut-être, puisque vous en êtes l'objet, m'a fait aujourd'hui tout braver, tout sacrifier pour vous obéir, me donner à vous et vous suivre. J'ai révolté contre moi les passions les plus cruelles, les plus implacables; il ne me reste de protection que la v?tre, d'asile que votre chambre; me la fermerez-vous, Alvare? Sera-t-il dit qu'un cavalier espagnol aura traité avec cette rigueur, cette indignité, quelqu'un qui a sacrifié pour lui une ame sensible, un être faible dénué de tout autre secours que le sien, en un mot, une personne de mon sexe??
Je reculais autant qu'il m'était possible, pour me tirer d'embarras; mais elle embrassait mes genoux, et me suivait sur les siens: enfin, je suis rangé contre le mur. ?Relevez-vous, lui dis-je, vous venez sans y penser de me prendre par mon serment. Quand ma mère me donna ma première épée, elle me fit jurer sur la garde, de servir toute ma vie les femmes et de n'en pas désobliger une seule. Quand ce serait ce que je pense que c'est aujourd'hui...
--Eh bien! cruel, à quel titre que ce soit, permettez-moi de coucher dans votre chambre...
--Je le veux pour la rareté du fait et mettre le comble à la bizarrerie de mon aventure. Cherchez à vous arranger de manière que je ne vous voie ni ne vous entende; au premier mot, au premier mouvement, capables de me donner de l'inquiétude, je grossis le son de ma voix pour vous demander à mon tour: Che vuoi??
Je lui tourne le dos, et m'approche de mon lit pour me déshabiller. ?Vous aiderai-je, me dit-on... Non, je suis militaire et me sers moi-même. Je me couche.?
à travers la gaze de mon rideau, je vois le prétendu page arranger dans le coin de ma chambre une natte usée qu'il a trouvée dans une garde-robe. Il s'assied dessus, se déshabille entièrement, s'enveloppe d'un de mes manteaux qui était sur un siége, éteint la lumière, et la scène finit là pour le moment; mais elle recommen?a bient?t dans mon lit, où je ne pouvais trouver le sommeil.
Il semblait que le portrait du page fut attaché au ciel du lit et aux quatre colonnes; je ne

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