Le Diable amoureux; LHonneur perdu et recouvré; Rachel ou la belle juive | Page 7

Jacques Cazotte
autour de moi, comme pour hater le travail, et me demander si j'étais satisfait.
?Fort bien, Biondetta, lui dis-je; prenez un habit de livrée, et allez dire à ces messieurs qui sont près d'ici que je les attends, et qu'ils sont servis.?
à peine avais-je détourné un instant mes regards, je vois sortir un page à ma livrée, lestement vêtu, tenant un flambeau allumé: peu après il revint, conduisant sur ses pas mon camarade le Flamand et ses deux amis.
Préparés à quelque chose d'extraordinaire, par l'arrivée et le compliment du page, ils ne l'étaient pas au changement qui s'était fait dans l'endroit où ils m'avaient laissé. Si je n'eusse pas eu la tête occupée, je me serais plus amusé de leur surprise; elle éclata par leur cri, se manifesta par l'altération de leurs traits et par leurs attitudes.
?Messieurs, leur dis-je, vous avez fait beaucoup de chemin pour l'amour de moi, il nous en reste à faire pour regagner Naples: j'ai pensé que ce petit régal ne vous désobligerait pas, et que vous voudriez bien excuser le peu de choix et le défaut d'abondance en faveur de l'impromptu.?
Mon aisance les déconcerta plus encore que le changement de la scène et la vue de l'élégante collation à laquelle ils se voyaient invités. Je m'en aper?us; et, résolu de terminer une aventure dont intérieurement je me défiais, je voulus en tirer tout le parti possible, en for?ant même la ga?té qui fait le fond de mon caractère.
Je les pressais de se mettre à table, le page avan?ait les siéges avec une promptitude merveilleuse. Nous étions assis: j'avais rempli les verres, distribué des fruits; ma bouche seule s'ouvrait pour parler et manger, les autres restaient béantes; cependant je les engageai à entamer les fruits, ma confiance les détermina: je porte la santé de la plus jolie courtisane de Naples: nous la buvons. Je parle d'un opéra nouveau, d'une Improvisatrice romaine arrivée depuis peu, et dont les talents font du bruit à la cour: je reviens sur les talents agréables, la musique, la sculpture; et par occasion je les fais convenir de la beauté de quelques marbres qui font l'ornement du salon. Une bouteille se vide, est remplacée par une meilleure. Le page se multiplie, et le service ne languit pas un instant. Je jette l'oeil sur lui à la dérobée: figurez-vous l'amour en trousse de page; mes compagnons d'aventure le lorgnaient de leur c?té d'un air où se peignaient la surprise, le plaisir et l'inquiétude. La monotonie de cette situation me déplut; je vis qu'il était temps de la rompre. ?Biondetto, dis-je au page, la signora Fiorentina m'a promis de me donner un instant; voyez si elle ne serait point arrivée.? Biondetto sort de l'appartement.
Mes h?tes n'avaient point encore eu le temps de s'étonner de la bizarrerie du message, qu'une porte du salon s'ouvre, et Fiorentina entre tenant sa harpe; elle était dans un déshabillé étoffé et modeste; un chapeau de voyage et un crêpe très clair sur les yeux; elle pose sa harpe à c?té d'elle, salue avec aisance, avec grace: ?Seigneur don Alvare, dit-elle, je n'étais point prévenue que vous eussiez compagnie; je ne me serais point présentée vêtue comme je suis; ces messieurs voudront bien excuser une voyageuse.?
Elle s'assied et nous lui offrons à l'envi les reliefs de notre petit festin, auxquels elle touche par complaisance. ?Quoi! madame, lui dis-je, vous ne faites que passer par Naples? On ne saurait vous y retenir??
--Un engagement déjà ancien m'y force, seigneur; on a eu des bontés pour moi à Venise au carnaval dernier; on m'a fait promettre de revenir, et j'ai touché des arrhes; sans cela, je n'aurais pu me refuser aux avantages que m'offrait ici la cour, et à l'espoir de mériter les suffrages de la noblesse napolitaine distinguée par son go?t au-dessus de toute celle d'Italie.?
Les deux Napolitains se courbent pour répondre à l'éloge, saisis par la vérité de la scène, au point de se frotter les yeux. Je pressai la virtuose de nous faire entendre un échantillon de son talent. Elle était enrhumée, fatiguée; elle craignait avec justice de déchoir dans notre opinion. Enfin elle se détermina à exécuter un récitatif obligé et une ariette pathétique qui terminaient le troisième acte de l'opéra dans lequel elle devait débuter.
Elle prend sa harpe, prélude avec une petite main longuette, potelée, tout à la fois blanche et purpurine, dont les doigts insensiblement arrondis par le bout étaient terminés par un ongle dont la forme et la grace étaient inconcevables; nous étions tous surpris, nous croyions être au plus délicieux concert.
La dame chante. On n'a pas, avec plus de gosier, plus d'ame, plus d'expression: on ne saurait rendre plus, en chargeant moins. J'étais ému jusqu'au fond du coeur, et j'oubliais presque que j'étais le créateur du charme qui me ravissait.
La cantatrice m'adressait les expressions tendres de

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