Le Dernier Jour dun Condamné | Page 8

Victor Hugo
à enfouir vif, la cuve à bouillir vif?; rendez-nous, dans tous les carrefours de Paris, comme une boutique de plus ouverte parmi les autres, le hideux étal du bourreau, sans cesse garni de chair fra?che. Rendez-nous Montfaucon, ses seize piliers de pierre, ses brutes assises, ses caves à ossements, ses poutres, ses crocs, ses cha?nes, ses brochettes de squelettes, son éminence de platre tachetée de corbeaux, ses potences succursales, et l'odeur du cadavre que par le vent du nord-est il répand à larges bouffées sur tout le faubourg du Temple. Rendez-nous dans sa permanence et dans sa puissance ce gigantesque appentis du bourreau de Paris. à la bonne heure?! Voilà de l'exemple en grand. Voilà de la peine de mort bien comprise. Voilà un système de supplices qui a quelque proportion. Voilà qui est horrible, mais qui est terrible.
Ou bien faites comme en Angleterre. En Angleterre, pays de commerce, on prend un contrebandier sur la c?te de Douvres, on le pend pour l'exemple, pour l'exemple on le laisse accroché au gibet?; mais, comme les intempéries de l'air pourraient détériorer le cadavre, on l'enveloppe soigneusement d'une toile enduite de goudron, afin d'avoir à le renouveler moins souvent. ? terre d'économie?! goudronner les pendus?!
Cela pourtant a encore quelque logique. C'est la fa?on la plus humaine de comprendre la théorie de l'exemple.
Mais vous, est-ce bien sérieusement que vous croyez faire un exemple quand vous égorgillez misérablement un pauvre homme dans le recoin le plus désert des boulevards extérieurs?? En Grève, en plein jour, passe encore?; mais à la barrière Saint-Jacques?! mais à huit heures du matin?! Qui est-ce qui passe là?? Qui est-ce qui va là?? Qui est-ce qui sait que vous tuez un homme là?? Qui est-ce qui se doute que vous faites un exemple là?? Un exemple pour qui?? Pour les arbres du boulevard, apparemment.
Ne voyez-vous donc pas que vos exécutions publiques se font en tapinois?? Ne voyez-vous donc pas que vous vous cachez?? Que vous avez peur et honte de votre oeuvre?? Que vous balbutiez ridiculement votre discite justitiam moniti?? Qu'au fond vous êtes ébranlés, interdits, inquiets, peu certains d'avoir raison, gagnés par le doute général, coupant des têtes par routine et sans trop savoir ce que vous faites?? Ne sentez-vous pas au fond du coeur que vous avez tout au moins perdu le sentiment moral et social de la mission de sang que vos prédécesseurs, les vieux parlementaires, accomplissaient avec une conscience si tranquille?? La nuit, ne retournez-vous pas plus souvent qu'eux la tête sur votre oreiller?? D'autres avant vous ont ordonné des exécutions capitales, mais ils s'estimaient dans le droit, dans le juste, dans le bien. Jouvenel des Ursins se croyait un juge?; élie de Thorrette se croyait un juge?; Laubardemont, La Reynie et Laffemas eux-mêmes se croyaient des juges?; vous, dans votre for intérieur, vous n'êtes pas bien s?rs de ne pas être des assassins?!
Vous quittez la Grève pour la barrière Saint-Jacques, la foule pour la solitude, le jour pour le crépuscule. Vous ne faites plus fermement ce que vous faites. Vous vous cachez, vous dis-je?!
Toutes les raisons pour la peine de mort, les voilà donc démolies. Voilà tous les syllogismes de parquets mis à néant. Tous ces copeaux de réquisitoires, les voilà balayés et réduits en cendres. Le moindre attouchement de la logique dissout tous les mauvais raisonnements.
Que les gens du roi ne viennent donc plus nous demander des têtes, à nous jurés, à nous hommes, en nous adjurant d'une voix caressante au nom de la société à protéger, de la vindicte publique à assurer, des exemples à faire. Rhétorique, ampoule, et néant que tout cela?! un coup d'épingle dans ces hyperboles, et vous les désenflez. Au fond de ce doucereux verbiage, vous ne trouvez que dureté de coeur, cruauté, barbarie, envie de prouver son zèle, nécessité de gagner ses honoraires. Taisez-vous, mandarins?! Sous la patte de velours du juge on sent les ongles du bourreau.
Il est difficile de songer de sang-froid à ce que c'est qu'un procureur royal criminel. C'est un homme qui gagne sa vie à envoyer les autres à l'échafaud. C'est le pourvoyeur titulaire des places de Grève. Du reste, c'est un monsieur qui a des prétentions au style et aux lettres, qui est beau parleur ou croit l'être, qui récite au besoin un vers latin ou deux avant de conclure à la mort, qui cherche à faire de l'effet, qui intéresse son amour-propre, ? misère?! là où d'autres ont leur vie engagée, qui a ses modèles à lui, ses types désespérants à atteindre, ses classiques, son Bellart, son Marchangy, comme tel poète a Racine et tel autre Boileau. Dans le débat, il tire du c?té de la guillotine, c'est son r?le, c'est son état. Son réquisitoire, c'est son oeuvre littéraire, il le fleurit de métaphores, il le parfume de citations, il faut
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