Le Dernier Jour dun Condamné | Page 8

Victor Hugo
dont tous les réquisitoires des
cinq cents parquets de France ne sont que des variations plus ou moins
sonores. Eh bien ! nous nions d'abord qu'il y ait exemple. Nous nions
que le spectacle des supplices produise l'effet qu'on en attend. Loin
d'édifier le peuple, il le démoralise, et ruine en lui toute sensibilité,
partant toute vertu. Les preuves abondent, et encombreraient notre
raisonnement si nous voulions en citer. Nous signalerons pourtant un
fait entre mille, parce qu'il est le plus récent. Au moment où nous
écrivons, il n'a que dix jours de date. Il est du 5 mars, dernier jour du
carnaval. À Saint-Pol, immédiatement après l'exécution d'un

incendiaire nommé Louis Camus, une troupe de masques est venue
danser autour de l'échafaud encore fumant. Faites donc des exemples !
le mardi gras vous rit au nez.
Que si, malgré l'expérience, vous tenez à votre théorie routinière de
l'exemple, alors rendez-nous le seizième siècle, soyez vraiment
formidables, rendez-nous la variété des supplices, rendez-nous
Farinacci, rendez-nous les tourmenteurs-jurés, rendez-nous le gibet, la
roue, le bûcher, l'estrapade, l'essorillement, l'écartèlement, la fosse à
enfouir vif, la cuve à bouillir vif ; rendez-nous, dans tous les carrefours
de Paris, comme une boutique de plus ouverte parmi les autres, le
hideux étal du bourreau, sans cesse garni de chair fraîche. Rendez-nous
Montfaucon, ses seize piliers de pierre, ses brutes assises, ses caves à
ossements, ses poutres, ses crocs, ses chaînes, ses brochettes de
squelettes, son éminence de plâtre tachetée de corbeaux, ses potences
succursales, et l'odeur du cadavre que par le vent du nord-est il répand à
larges bouffées sur tout le faubourg du Temple. Rendez-nous dans sa
permanence et dans sa puissance ce gigantesque appentis du bourreau
de Paris. À la bonne heure ! Voilà de l'exemple en grand. Voilà de la
peine de mort bien comprise. Voilà un système de supplices qui a
quelque proportion. Voilà qui est horrible, mais qui est terrible.
Ou bien faites comme en Angleterre. En Angleterre, pays de commerce,
on prend un contrebandier sur la côte de Douvres, on le pend pour
l'exemple, pour l'exemple on le laisse accroché au gibet ; mais, comme
les intempéries de l'air pourraient détériorer le cadavre, on l'enveloppe
soigneusement d'une toile enduite de goudron, afin d'avoir à le
renouveler moins souvent. Ô terre d'économie ! goudronner les
pendus !
Cela pourtant a encore quelque logique. C'est la façon la plus humaine
de comprendre la théorie de l'exemple.
Mais vous, est-ce bien sérieusement que vous croyez faire un exemple
quand vous égorgillez misérablement un pauvre homme dans le recoin
le plus désert des boulevards extérieurs ? En Grève, en plein jour, passe
encore ; mais à la barrière Saint-Jacques ! mais à huit heures du matin !
Qui est-ce qui passe là ? Qui est-ce qui va là ? Qui est-ce qui sait que

vous tuez un homme là ? Qui est-ce qui se doute que vous faites un
exemple là ? Un exemple pour qui ? Pour les arbres du boulevard,
apparemment.
Ne voyez-vous donc pas que vos exécutions publiques se font en
tapinois ? Ne voyez-vous donc pas que vous vous cachez ? Que vous
avez peur et honte de votre oeuvre ? Que vous balbutiez ridiculement
votre discite justitiam moniti ? Qu'au fond vous êtes ébranlés, interdits,
inquiets, peu certains d'avoir raison, gagnés par le doute général,
coupant des têtes par routine et sans trop savoir ce que vous faites ? Ne
sentez-vous pas au fond du coeur que vous avez tout au moins perdu le
sentiment moral et social de la mission de sang que vos prédécesseurs,
les vieux parlementaires, accomplissaient avec une conscience si
tranquille ? La nuit, ne retournez-vous pas plus souvent qu'eux la tête
sur votre oreiller ? D'autres avant vous ont ordonné des exécutions
capitales, mais ils s'estimaient dans le droit, dans le juste, dans le bien.
Jouvenel des Ursins se croyait un juge ; Élie de Thorrette se croyait un
juge ; Laubardemont, La Reynie et Laffemas eux-mêmes se croyaient
des juges ; vous, dans votre for intérieur, vous n'êtes pas bien sûrs de ne
pas être des assassins !
Vous quittez la Grève pour la barrière Saint-Jacques, la foule pour la
solitude, le jour pour le crépuscule. Vous ne faites plus fermement ce
que vous faites. Vous vous cachez, vous dis-je !
Toutes les raisons pour la peine de mort, les voilà donc démolies. Voilà
tous les syllogismes de parquets mis à néant. Tous ces copeaux de
réquisitoires, les voilà balayés et réduits en cendres. Le moindre
attouchement de la logique dissout tous les mauvais raisonnements.
Que les gens du roi ne viennent donc plus nous demander des têtes, à
nous jurés, à nous hommes, en nous adjurant d'une voix caressante au
nom de la société à protéger, de la vindicte publique à assurer, des
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