Le Dernier Jour dun Condamné | Page 9

Victor Hugo

exemples à faire. Rhétorique, ampoule, et néant que tout cela ! un coup
d'épingle dans ces hyperboles, et vous les désenflez. Au fond de ce
doucereux verbiage, vous ne trouvez que dureté de coeur, cruauté,
barbarie, envie de prouver son zèle, nécessité de gagner ses honoraires.
Taisez-vous, mandarins ! Sous la patte de velours du juge on sent les

ongles du bourreau.
Il est difficile de songer de sang-froid à ce que c'est qu'un procureur
royal criminel. C'est un homme qui gagne sa vie à envoyer les autres à
l'échafaud. C'est le pourvoyeur titulaire des places de Grève. Du reste,
c'est un monsieur qui a des prétentions au style et aux lettres, qui est
beau parleur ou croit l'être, qui récite au besoin un vers latin ou deux
avant de conclure à la mort, qui cherche à faire de l'effet, qui intéresse
son amour-propre, ô misère ! là où d'autres ont leur vie engagée, qui a
ses modèles à lui, ses types désespérants à atteindre, ses classiques, son
Bellart, son Marchangy, comme tel poète a Racine et tel autre Boileau.
Dans le débat, il tire du côté de la guillotine, c'est son rôle, c'est son état.
Son réquisitoire, c'est son oeuvre littéraire, il le fleurit de métaphores, il
le parfume de citations, il faut que cela soit beau à l'audience, que cela
plaise aux dames. Il a son bagage de lieux communs encore très neufs
pour la province, ses élégances d'élocution, ses recherches, ses
raffinements d'écrivain. Il hait le mot propre presque autant que nos
poètes tragiques de l'école de Delille. N'ayez pas peur qu'il appelle les
choses par leur nom. Fi donc ! Il a pour toute idée dont la nudité vous
révolterait des déguisements complets d'épithètes et d'adjectifs. Il rend
M. Samson présentable. Il gaze le couperet. Il estompe la bascule. Il
entortille le panier rouge dans une périphrase. On ne sait plus ce que
c'est. C'est douceâtre et décent. Vous le représentez-vous, la nuit, dans
son cabinet, élaborant à loisir et de son mieux cette harangue qui fera
dresser un échafaud dans six semaines ? Le voyez-vous suant sang et
eau pour emboîter la tête d'un accusé dans le plus fatal article du code ?
Le voyez-vous scier avec une loi mal faite le cou d'un misérable ?
Remarquez-vous comme il fait infuser dans un gâchis de tropes et de
synecdoches deux ou trois textes vénéneux pour en exprimer et en
extraire à grand-peine la mort d'un homme ? N'est-il pas vrai que,
tandis qu'il écrit, sous sa table, dans l'ombre, il a probablement le
bourreau accroupi à ses pieds, et qu'il arrête de temps en temps sa
plume pour lui dire, comme le maître à son chien : -- Paix là ! paix là !
tu vas avoir ton os !
Du reste, dans la vie privée, cet homme du roi peut être un honnête
homme, bon père, bon fils, bon mari, bon ami, comme disent toutes les

épitaphes du Père-Lachaise.
Espérons que le jour est prochain où la loi abolira ces fonctions
funèbres. L'air seul de notre civilisation doit dans un temps donné user
la peine de mort.
On est parfois tenté de croire que les défenseurs de la peine de mort
n'ont pas bien réfléchi à ce que c'est. Mais pesez donc un peu à la
balance de quelque crime que ce soit ce droit exorbitant que la société
s'arroge d'ôter ce qu'elle n'a pas donné, cette peine, la plus irréparable
des peines irréparables !
De deux choses l'une :
Ou l'homme que vous frappez est sans famille, sans parents, sans
adhérents dans ce monde. Et dans ce cas, il n'a reçu ni éducation, ni
instruction, ni soins pour son esprit, ni soins pour son coeur ; et alors de
quel droit tuez-vous ce misérable orphelin ? Vous le punissez de ce que
son enfance a rampé sur le sol sans tige et sans tuteur ! Vous lui
imputez à forfait l'isolement où vous l'avez laissé ! De son malheur
vous faites son crime ! Personne ne lui a appris à savoir ce qu'il faisait.
Cet homme ignore. Sa faute est à sa destinée, non à lui. Vous frappez
un innocent.
Ou cet homme a une famille ; et alors croyez-vous que le coup dont
vous l'égorgez ne blesse que lui seul ? que son père, que sa mère, que
ses enfants, n'en saigneront pas ? Non. En le tuant, vous décapitez toute
sa famille. Et ici encore vous frappez des innocents.
Gauche et aveugle pénalité, qui, de quelque côté qu'elle se tourne,
frappe l'innocent !
Cet homme, ce coupable qui a une famille, séquestrez-le. Dans sa
prison, il pourra travailler encore pour les siens. Mais comment les
fera-t-il vivre du fond de son tombeau ? Et songez-vous sans frissonner
à ce que deviendront ces petits
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