Le Dernier Jour dun Condamné | Page 3

Victor Hugo
humaine. 1830 méritait de briser le couperet de 93.
Nous l'avons espéré un moment. En août 1830, il y avait tant de
générosité dans l'air, un tel esprit de douceur et de civilisation flottait
dans les masses, on se sentait le coeur si bien épanoui par l'approche
d'un bel avenir, qu'il nous sembla que la peine de mort était abolie de
droit, d'emblée, d'un consentement tacite et unanime, comme le reste
des choses mauvaises qui nous avaient gênés. Le peuple venait de faire
un feu de joie des guenilles de l'ancien régime. Celle-là était la guenille
sanglante. Nous la crûmes dans le tas. Nous la crûmes brûlée comme
les autres. Et pendant quelques semaines, confiant et crédule, nous
eûmes foi pour l'avenir à l'inviolabilité de la vie, comme à l'inviolabilité
de la liberté.
Et en effet deux mois s'étaient à peine écoulés qu'une tentative fut faite
pour résoudre en réalité légale l'utopie sublime de César Bonesana.
Malheureusement, cette tentative fut gauche, maladroite, presque
hypocrite, et faite dans un autre intérêt que l'intérêt général.
Au mois d'octobre 1830, on se le rappelle, quelques jours après avoir
écarté par l'ordre du jour la proposition d'ensevelir Napoléon sous la
colonne, la Chambre tout entière se mit à pleurer et à bramer. La
question de la peine de mort fut mise sur le tapis, nous allons dire
quelques lignes plus bas à quelle occasion ; et alors il sembla que toutes
ces entrailles de législateurs étaient prises d'une subite et merveilleuse
miséricorde. Ce fut à qui parlerait, à qui gémirait, à qui lèverait les

mains au ciel. La peine de mort, grand Dieu ! quelle horreur ! Tel vieux
procureur général, blanchi dans la robe rouge, qui avait mangé toute sa
vie le pain trempé de sang des réquisitoires, se composa tout à coup un
air piteux et attesta les dieux qu'il était indigné de la guillotine. Pendant
deux jours la tribune ne désemplit pas de harangueurs en pleureuses. Ce
fut une lamentation, une myriologie, un concert de psaumes lugubres,
un Super flumina Babylonis, un Stabat mater dolorosa, une grande
symphonie en ut, avec choeurs, exécutée par tout cet orchestre
d'orateurs qui garnit les premiers bancs de la Chambre, et rend de si
beaux sons dans les grands jours. Tel vint avec sa basse, tel avec son
fausset. Rien n'y manqua. La chose fut on ne peut plus pathétique et
pitoyable. La séance de nuit surtout fut tendre, paterne et déchirante
comme un cinquième acte de Lachaussée. Le bon public, qui n'y
comprenait rien, avait les larmes aux yeux. [Note : Nous ne prétendons
pas envelopper dans le même dédain tout ce qui a été dit à cette
occasion à la Chambre. Il s'est bien prononcé ça et là quelques belles et
dignes paroles. Nous avons applaudi, comme tout le monde, au
discours grave et simple de M. de Lafayette et, dans une autre nuance, à
la remarquable improvisation de M. Villemain.]
De quoi s'agissait-il donc ? d'abolir la peine de mort ?
Oui et non.
Voici le fait :
Quatre hommes du monde, quatre hommes comme il faut, de ces
hommes qu'on a pu rencontrer dans un salon, et avec qui peut-être on a
échangé quelques paroles polies ; quatre de ces hommes, dis-je, avaient
tenté, dans les hautes régions politiques, un de ces coups hardis que
Bacon appelle crimes, et que Machiavel appelle entreprises. Or, crime
ou entreprise, la loi, brutale pour tous, punit cela de mort. Et les quatre
malheureux étaient là, prisonniers, captifs de la loi, gardés par trois
cents cocardes tricolores sous les belles ogives de Vincennes. Que faire
et comment faire ? Vous comprenez qu'il est impossible d'envoyer à la
Grève, dans une charrette, ignoblement liés avec de grosses cordes, dos
à dos avec ce fonctionnaire qu'il ne faut pas seulement nommer, quatre
hommes comme vous et moi, quatre hommes du monde ? Encore s'il y

avait une guillotine en acajou !
Hé ! il n'y a qu'à abolir la peine de mort !
Et là-dessus, la Chambre se met en besogne.
Remarquez, messieurs, qu'hier encore vous traitiez cette abolition
d'utopie, de théorie, de rêve, de folie, de poésie. Remarquez que ce n'est
pas la première fois qu'on cherche à appeler votre attention sur la
charrette, sur les grosses cordes et sur l'horrible machine écarlate, et
qu'il est étrange que ce hideux attirail vous saute ainsi aux yeux tout à
coup.
Bah ! c'est bien de cela qu'il s'agit ! Ce n'est pas à cause de vous, peuple,
que nous abolissons la peine de mort, mais à cause de nous, députés qui
pouvons être ministres. Nous ne voulons pas que la mécanique de
Guillotin morde les hautes classes. Nous la brisons. Tant mieux si cela
arrange tout le monde, mais nous n'avons songé qu'à nous. Ucalégon
brûle. Éteignons le feu.
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