Le Coté de Guermantes -- deuxième partie | Page 8

Marcel Proust
française. «Bonjour Alix», dit Mme de Villeparisis à la
dame à coiffure blanche de Marie-Antoinette, laquelle dame jetait un regard perçant sur
l'assemblée afin de dénicher s'il n'y avait pas dans ce salon quelque morceau qui pût être
utile pour le sien et que, dans ce cas, elle devrait découvrir elle-même, car Mme de
Villeparisis, elle n'en doutait pas, serait assez maligne pour essayer de le lui cacher. C'est
ainsi que Mme de Villeparisis eut grand soin de ne pas présenter Bloch à la vieille dame
de peur qu'il ne fît jouer la même saynète que chez elle dans l'hôtel du quai Malaquais.
Ce n'était d'ailleurs qu'un rendu. Car la vieille dame avait eu la veille Mme Ristori qui
avait dit des vers, et avait eu soin que Mme de Villeparisis à qui elle avait chipé l'artiste
italienne ignorât l'événement avant qu'il fût accompli. Pour que celle-ci ne l'apprît pas par
les journaux et ne s'en trouvât pas froissée, elle venait le lui raconter, comme ne se
sentant pas coupable. Mme de Villeparisis, jugeant que ma présentation n'avait pas les
mêmes inconvénients que celle de Bloch, me nomma à la Marie-Antoinette du quai.
Celle-ci cherchant, en faisant le moins de mouvements possible, à garder dans sa
vieillesse cette ligne de déesse de Coysevox qui avait, il y a bien des années, charmé la
jeunesse élégante, et que de faux hommes de lettres célébraient maintenant dans des
bouts rimés--ayant pris d'ailleurs l'habitude de la raideur hautaine et compensatrice,
commune à toutes les personnes qu'une disgrâce particulière oblige à faire
perpétuellement des avances--abaissa légèrement la tête avec une majesté glaciale et la
tournant d'un autre côté ne s'occupa pas plus de moi que si je n'eusse pas existé. Son
attitude à double fin semblait dire à Mme de Villeparisis: «Vous voyez que je n'en suis
pas à une relation près et que les petits jeunes--à aucun point de vue, mauvaise
langue,--ne m'intéressent pas.» Mais quand, un quart d'heure après, elle se retira, profitant
du tohu-bohu elle me glissa à l'oreille de venir le vendredi suivant dans sa loge, avec une
des trois dont le nom éclatant--elle était d'ailleurs née Choiseul--me fit un prodigieux
effet.
--Monsieur, j'crois que vous voulez écrire quelque chose sur Mme la duchesse de
Montmorency, dit Mme de Villeparisis à l'historien de la Fronde, avec cet air bougon
dont, à son insu, sa grande amabilité était froncée par le recroquevillement boudeur, le
dépit physiologique de la vieillesse, ainsi que par l'affectation d'imiter le ton presque
paysan de l'ancienne aristocratie. J'vais vous montrer son portrait, l'original de la copie
qui est au Louvre.

Elle se leva en posant ses pinceaux près de ses fleurs, et le petit tablier qui apparut alors à
sa taille et qu'elle portait pour ne pas se salir avec ses couleurs, ajoutait encore à
l'impression presque d'une campagnarde que donnaient son bonnet et ses grosses lunettes
et contrastait avec le luxe de sa domesticité, du maître d'hôtel qui avait apporté le thé et
les gâteaux, du valet de pied en livrée qu'elle sonna pour éclairer le portrait de la
duchesse de Montmorency, abbesse dans un des plus célèbres chapitres de l'Est. Tout le
monde s'était levé. «Ce qui est assez amusant, dit-elle, c'est que dans ces chapitres où nos
grand'tantes étaient souvent abbesses, les filles du roi de France n'eussent pas été admises.
C'étaient des chapitres très fermés.--Pas admises les filles du Roi, pourquoi cela?
demanda Bloch stupéfait.--Mais parce que la Maison de France n'avait plus assez de
quartiers depuis qu'elle s'était mésalliée.» L'étonnement de Bloch allait grandissant.
«Mésalliée, la Maison de France? Comment ça?--Mais en s'alliant aux Médicis, répondit
Mme de Villeparisis du ton le plus naturel. Le portrait est beau, n'est-ce pas? et dans un
état de conservation parfaite», ajouta-t-elle.
--Ma chère amie, dit la dame coiffée à la Marie-Antoinette, vous vous rappelez que quand
je vous ai amené Liszt il vous a dit que c'était celui-là qui était la copie.
--Je m'inclinerai devant une opinion de Liszt en musique, mais pas en peinture! D'ailleurs,
il était déjà gâteux et je ne me rappelle pas qu'il ait jamais dit cela. Mais ce n'est pas vous
qui me l'avez amené. J'avais dîné vingt fois avec lui chez la princesse de
Sayn-Wittgenstein.
Le coup d'Alix avait raté, elle se tut, resta debout et immobile. Des couches de poudre
plâtrant son visage, celui-ci avait l'air d'un visage de pierre. Et comme le profil était noble,
elle semblait, sur un socle triangulaire et moussu caché par le mantelet, la déesse effritée
d'un parc.
--Ah! voilà encore un autre beau portrait, dit l'historien.
La porte s'ouvrit et la duchesse de Guermantes entra.
--Tiens, bonjour, lui dit sans un signe de tête Mme de Villeparisis en tirant d'une poche
de son tablier une main qu'elle tendit à la nouvelle arrivante; et
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