à dîner les Mme de Villeparisis, celles-ci
laisseraient immédiatement leur écritoire et feraient atteler pour huit heures.
Au bout d'un instant entra d'un pas lent et solennel une vieille dame d'une haute taille et
qui, sous son chapeau de paille relevé, laissait voir une monumentale coiffure blanche à
la Marie-Antoinette. Je ne savais pas alors qu'elle était une des trois femmes qu'on
pouvait observer encore dans la société parisienne et qui, comme Mme de Villeparisis,
tout en étant d'une grande naissance, avaient été réduites, pour des raisons qui se
perdaient dans la nuit des temps et qu'aurait pu nous dire seul quelque vieux beau de cette
époque, à ne recevoir qu'une lie de gens dont on ne voulait pas ailleurs. Chacune de ces
dames avait sa «duchesse de Guermantes», sa nièce brillante qui venait lui rendre des
devoirs, mais ne serait pas parvenue à attirer chez elle la «duchesse de Guermantes»
d'une des deux autres. Mme de Villeparisis était fort liée avec ces trois dames, mais elle
ne les aimait pas. Peut-être leur situation assez analogue à la sienne lui en présentait-elle
une image qui ne lui était pas agréable. Puis aigries, bas bleus, cherchant, par le nombre
des saynètes qu'elles faisaient jouer, à se donner l'illusion d'un salon, elles avaient entre
elles des rivalités qu'une fortune assez délabrée au cours d'une existence peu tranquille
forçait à compter, à profiter du concours gracieux d'un artiste, en une sorte de lutte pour
la vie. De plus la dame à la coiffure de Marie-Antoinette, chaque fois qu'elle voyait Mme
de Villeparisis, ne pouvait s'empêcher de penser que la duchesse de Guermantes n'allait
pas à ses vendredis. Sa consolation était qu'à ces mêmes vendredis ne manquait jamais,
en bonne parente, la princesse de Poix, laquelle était sa Guermantes à elle et qui n'allait
jamais chez Mme de Villeparisis quoique Mme de Poix fût amie intime de la duchesse.
Néanmoins de l'hôtel du quai Malaquais aux salons de la rue de Tournon, de la rue de la
Chaise et du faubourg Saint-Honoré, un lien aussi fort que détesté unissait les trois
divinités déchues, desquelles j'aurais bien voulu apprendre, en feuilletant quelque
dictionnaire mythologique de la société, quelle aventure galante, quelle outrecuidance
sacrilège, avaient amené la punition. La même origine brillante, la même déchéance
actuelle entraient peut-être pour beaucoup dans telle nécessité qui les poussait, en même
temps qu'à se haïr, à se fréquenter. Puis chacune d'elles trouvait dans les autres un moyen
commode de faire des politesses à leurs visiteurs. Comment ceux-ci n'eussent-ils pas cru
pénétrer dans le faubourg le plus fermé, quand on les présentait à une dame fort titrée
dont la soeur avait épousé un duc de Sagan ou un prince de Ligne? D'autant plus qu'on
parlait infiniment plus dans les journaux de ces prétendus salons que des vrais. Même les
neveux «gratins» à qui un camarade demandait de les mener dans le monde (Saint-Loup
tout le premier) disaient: «Je vous conduirai chez ma tante Villeparisis, ou chez ma tante
X..., c'est un salon intéressant.» Ils savaient surtout que cela leur donnerait moins de
peine que de faire pénétrer lesdits amis chez les nièces ou belles-soeurs élégantes de ces
dames. Les hommes très âgés, les jeunes femmes qui l'avaient appris d'eux, me dirent que
si ces vieilles dames n'étaient pas reçues, c'était à cause du dérèglement extraordinaire de
leur conduite, lequel, quand j'objectai que ce n'est pas un empêchement à l'élégance, me
fut représenté comme ayant dépassé toutes les proportions aujourd'hui connues.
L'inconduite de ces dames solennelles qui se tenaient assises toutes droites prenait, dans
la bouche de ceux qui en parlaient, quelque chose que je ne pouvais imaginer,
proportionné à la grandeur des époques anté-historiques, à l'âge du mammouth. Bref ces
trois Parques à cheveux blancs, bleus ou roses, avaient filé le mauvais coton d'un nombre
incalculable de messieurs. Je pensai que les hommes d'aujourd'hui exagéraient les vices
de ces temps fabuleux, comme les Grecs qui composèrent Icare, Thésée, Hercule avec
des hommes qui avaient été peu différents de ceux qui longtemps après les divinisaient.
Mais on ne fait la somme des vices d'un être que quand il n'est plus guère en état de les
exercer, et qu'à la grandeur du châtiment social, qui commence à s'accomplir et qu'on
constate seul, on mesure, on imagine, on exagère celle du crime qui a été commis. Dans
cette galerie de figures symboliques qu'est le «monde», les femmes véritablement légères,
les Messalines complètes, présentent toujours l'aspect solennel d'une dame d'au moins
soixante-dix ans, hautaine, qui reçoit tant qu'elle peut, mais non qui elle veut, chez qui ne
consentent pas à aller les femmes dont la conduite prête un peu à redire, à laquelle le pape
donne toujours sa «rose d'or», et qui quelquefois a écrit sur la jeunesse de Lamartine un
ouvrage couronné par l'Académie
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.