Le Coté de Guermantes -- deuxième partie | Page 6

Marcel Proust
et allait
voir le portrait.
Bloch lui coupa la parole.
--Vraiment, dit-il en répondant à ce que venait de dire Mme de Villeparisis au sujet du
protocole réglant les visites royales, je ne savais absolument pas cela--comme s'il était
étrange qu'il ne le sût pas.
--A propos de ce genre de visites, vous savez la plaisanterie stupide que m'a faite hier
matin mon neveu Basin? demanda Mme de Villeparisis à l'archiviste. Il m'a fait dire, au
lieu de s'annoncer, que c'était la reine de Suède qui demandait à me voir.
--Ah! il vous a fait dire cela froidement comme cela! Il en a de bonnes! s'écria Bloch en
s'esclaffant, tandis que l'historien souriait avec une timidité majestueuse.

--J'étais assez étonnée parce que je n'étais revenue de la campagne que depuis quelques
jours; j'avais demandé pour être un peu tranquille qu'on ne dise à personne que j'étais à
Paris, et je me demandais comment la reine de Suède le savait déjà, reprit Mme de
Villeparisis laissant ses visiteurs étonnés qu'une visite de la reine de Suède ne fût en
elle-même rien d'anormal pour leur hôtesse.
Certes si le matin Mme de Villeparisis avait compulsé, avec l'archiviste la documentation
de ses Mémoires, en ce moment elle en essayait à son insu le mécanisme et le sortilège
sur un public moyen, représentatif de celui où se recruteraient un jour ses lecteurs. Le
salon de Mme de Villeparisis pouvait se différencier d'un salon véritablement élégant
d'où auraient été absentes beaucoup de bourgeoises qu'elle recevait et où on aurait vu en
revanche telles des dames brillantes que Mme Leroi avait fini par attirer, mais cette
nuance n'est pas perceptible dans ses Mémoires, où certaines relations médiocres qu'avait
l'auteur disparaissent, parce qu'elles n'ont pas l'occasion d'y être citées; et des visiteuses
qu'il n'avait pas n'y font pas faute, parce que dans l'espace forcément restreint qu'offrent
ces Mémoires, peu de personnes peuvent figurer, et que si ces personnes sont des
personnages princiers, des personnalités historiques, l'impression maximum d'élégance
que des Mémoires puissent donner au public se trouve atteinte. Au jugement de Mme
Leroi, le salon de Mme de Villeparisis était un salon de troisième ordre; et Mme de
Villeparisis souffrait du jugement de Mme Leroi. Mais personne ne sait plus guère
aujourd'hui qui était Mme Leroi, son jugement s'est évanoui, et c'est le salon de Mme de
Villeparisis, où fréquentait la reine de Suède, où avaient fréquenté le duc d'Aumale, le
duc de Broglie, Thiers, Montalembert, Mgr Dupanloup, qui sera considéré comme un des
plus brillants du XIXe siècle par cette postérité qui n'a pas changé depuis les temps
d'Homère et de Pindare, et pour qui le rang enviable c'est la haute naissance, royale ou
quasi royale, l'amitié des rois, des chefs du peuple, des hommes illustres.
Or, de tout cela Mme de Villeparisis avait un peu dans son salon actuel et dans les
souvenirs, quelquefois retouchés légèrement, à l'aide desquels elle le prolongeait dans le
passé. Puis M. de Norpois, qui n'était pas capable de refaire une vraie situation à son amie,
lui amenait en revanche les hommes d'État étrangers ou français qui avaient besoin de lui
et savaient que la seule manière efficace de lui faire leur cour était de fréquenter chez
Mme de Villeparisis. Peut-être Mme Leroi connaissait-elle aussi ces éminentes
personnalités européennes. Mais en femme agréable et qui fuit le ton des bas bleus elle se
gardait de parler de la question d'Orient aux premiers ministres aussi bien que de
l'essence de l'amour aux romanciers et aux philosophes. «L'amour? avait-elle répondu
une fois à une dame prétentieuse qui lui avait demandé: «Que pensez-vous de l'amour?»
L'amour? je le fais souvent mais je n'en parle jamais.» Quand elle avait chez elle de ces
célébrités de la littérature et de la politique elle se contentait, comme la duchesse de
Guermantes, de les faire jouer au poker. Ils aimaient souvent mieux cela que les grandes
conversations à idées générales où les contraignait Mme de Villeparisis. Mais ces
conversations, peut-être ridicules dans le monde, ont fourni aux «Souvenirs» de Mme de
Villeparisis de ces morceaux excellents, de ces dissertations politiques qui font bien dans
des Mémoires comme dans les tragédies à la Corneille. D'ailleurs les salons des Mme de
Villeparisis peuvent seuls passer à la postérité parce que les Mme Leroi ne savent pas
écrire, et le sauraient-elles, n'en auraient pas le temps. Et si les dispositions littéraires des
Mme de Villeparisis sont la cause du dédain des Mme Leroi, à son tour le dédain des

Mme Leroi sert singulièrement les dispositions littéraires des Mme de Villeparisis en
faisant aux dames bas bleus le loisir que réclame la carrière des lettres. Dieu qui veut qu'il
y ait quelques livres bien écrits souffle pour cela ces dédains dans le coeur des Mme
Leroi, car il sait que si elles invitaient
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