Le Collier de la Reine, Tome I | Page 5

Alexandre Dumas, père
courrier arrivera à
quelle heure?
--À quatre heures très précises.
--Alors, qui nous empêche de dîner à quatre heures? reprit le maréchal,
entêté comme une mule de Castille.
--Monseigneur, il faut une heure à mon vin pour le reposer, et encore
grâce à un procédé dont je suis l'inventeur; sans cela, il me faudrait
trois jours.
Battu cette fois encore, le maréchal fit en signe de défaite un salut à son
maître d'hôtel.
--D'ailleurs, continua celui-ci, les convives de monseigneur, sachant
qu'ils auront l'honneur de dîner avec M. le comte de Haga, n'arriveront
qu'à quatre heures et demie.
--En voici bien d'une autre!
--Sans doute, monseigneur; les convives de monseigneur sont, n'est-ce
pas, M. le comte de Launay, Mme la comtesse du Barry, M. de La
Pérouse, M. de Favras, M. de Condorcet, M. de Cagliostro et M. de
Taverney?
--Eh bien?
--Eh bien! monseigneur, procédons par ordre: M. de Launay vient de la
Bastille; de Paris, par la glace qu'il y a sur les routes, trois heures.
--Oui, mais il partira aussitôt le dîner des prisonniers, c'est-à-dire à midi;

je connais cela, moi.
--Pardon, monseigneur; mais depuis que monseigneur a été à la Bastille,
l'heure du dîner est changée, la Bastille dîne à une heure.
--Monsieur, on apprend tous les jours, et je vous remercie. Continuez.
--Mme du Barry vient de Luciennes, une descente perpétuelle, par le
verglas.
--Oh! cela ne l'empêchera pas d'être exacte. Depuis qu'elle n'est plus la
favorite que d'un duc, elle ne fait plus la reine qu'avec les barons. Mais
comprenez cela à votre tour, monsieur: je voulais dîner de bonne heure
à cause de M. de La Pérouse qui part ce soir et qui ne voudra point
s'attarder.
--Monseigneur, M. de La Pérouse est chez le roi; il cause géographie,
cosmographie, avec Sa Majesté. Le roi ne lâchera donc pas de sitôt M.
de La Pérouse.
--C'est possible...
--C'est sûr, monseigneur. Il en sera de même de M. de Favras, qui est
chez M. le comte de Provence, et qui y cause sans doute de la pièce de
M. Caron de Beaumarchais.
--Du Mariage de Figaro?
--Oui, monseigneur.
--Savez-vous que vous êtes tout à fait lettré, monsieur?
--Dans mes moments perdus, je lis, monseigneur.
--Nous avons M. de Condorcet qui, en sa qualité de géomètre, pourra
bien se piquer de ponctualité.
--Oui; mais il s'enfoncera dans un calcul, et quand il en sortira, il se
trouvera d'une demi-heure en retard. Quant au comte de Cagliostro,

comme ce seigneur est étranger et habite depuis peu de temps Paris, il
est probable qu'il ne connaît pas encore parfaitement la vie de
Versailles et qu'il se fera attendre.
--Allons, dit le maréchal, vous avez, moins Taverney, nommé tous mes
convives, et cela dans un ordre d'énumération digne d'Homère et de
mon pauvre Rafté.
Le maître d'hôtel s'inclina.
--Je n'ai point parlé de M. de Taverney, dit-il, parce que M. de
Taverney est un ancien ami qui se conformera aux usages. Je crois,
monseigneur, que voilà bien les huit couverts de ce soir, n'est-ce pas?
--Parfaitement. Où nous faites-vous dîner, monsieur?
--Dans la grande salle à manger, monseigneur.
--Nous y gèlerons.
--Elle chauffe depuis trois jours, monseigneur, et j'ai réglé l'atmosphère
à dix-huit degrés.
--Fort bien! mais voilà la demie qui sonne.
Le maréchal jeta un coup d'oeil sur la pendule.
--C'est quatre heures et demie, monsieur.
--Oui, monseigneur, et voilà un cheval qui entre dans la cour; c'est ma
bouteille de vin de Tokay.
--Puissé-je être servi vingt ans encore de la sorte, dit le vieux maréchal
en retournant à son miroir, tandis que le maître d'hôtel courait à son
office.
--Vingt ans! dit une voix rieuse qui interrompit le duc juste au premier
coup d'oeil sur sa glace, vingt ans: mon cher maréchal, je vous les
souhaite; mais alors j'en aurai soixante, duc, et je serai bien vieille.

--Vous, comtesse! s'écria le maréchal; vous la première! Mon Dieu!
que vous êtes toujours belle et fraîche!
--Dites que je suis gelée, duc.
--Passez, je vous prie, dans le boudoir.
--Oh! un tête-à-tête, maréchal?
--À trois, répondit une voix cassée.
--Taverney! s'écria le maréchal. La peste du trouble-fête! dit-il à
l'oreille de la comtesse.
--Fat! murmura Mme du Barry, avec un grand éclat de rire.
Et tous trois passèrent dans la pièce voisine.

Prologue--II
La Pérouse
Au même instant le roulement sourd de plusieurs voitures sur les pavés
ouatés de neige avertit le maréchal de l'arrivée de ses hôtes et, bientôt
après, grâce à l'exactitude du maître d'hôtel, neuf convives prenaient
place autour de la table ovale de la salle à manger; neuf laquais,
silencieux comme des ombres, agiles sans précipitation, prévenants
sans importunité, glissant sur les tapis, passaient entre les convives sans
jamais effleurer leurs bras, sans heurter jamais leurs fauteuils, fauteuils
ensevelis dans une moisson de fourrures, où
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