Le Collier de la Reine, Tome I | Page 6

Alexandre Dumas, père
plongeaient jusqu'aux
jarrets les jambes des convives.
Voilà ce que savouraient les hôtes du maréchal, avec la douce chaleur
des poêles, le fumet des viandes, le bouquet des vins, et le
bourdonnement des premières causeries après le potage.
Pas un bruit au-dehors, les volets avaient des sourdines; pas un bruit

au-dedans, excepté celui que faisaient les convives: des assiettes qui
changeaient de place sans qu'on les entendît sonner, de l'argenterie qui
passait des buffets sur la table sans une seule vibration, un maître
d'hôtel dont on ne pouvait pas même surprendre le susurrement; il
donnait ses ordres avec les yeux.
Aussi, au bout de dix minutes, les convives se sentirent-ils parfaitement
seuls dans cette salle; en effet, des serviteurs aussi muets, des esclaves
aussi impalpables devaient nécessairement être sourds.
M. de Richelieu fut le premier qui rompit ce silence solennel qui dura
autant que le potage, en disant à son voisin de droite:
--Monsieur le comte ne boit pas?
Celui auquel s'adressaient ces paroles était un homme de trente-huit ans,
blond de cheveux, petit de taille, haut d'épaules; son oeil, d'un bleu clair,
était vif parfois, mélancolique souvent: la noblesse était écrite en traits
irrécusables sur son front ouvert et généreux.
--Je ne bois que de l'eau, maréchal, répondit-il.
--Excepté chez le roi Louis XV, dit le duc. J'ai eu l'honneur d'y dîner
avec Monsieur le comte, et cette fois il a daigné boire du vin.
--Vous me rappelez là un excellent souvenir, monsieur le maréchal; oui,
en 1771; c'était du vin de Tokay du cru impérial.
--C'était le pareil de celui-ci, que mon maître d'hôtel a l'honneur de
vous verser en ce moment, monsieur le comte, répondit Richelieu en
s'inclinant.
Le comte de Haga leva le verre à la hauteur de son oeil et le regarda à
la clarté des bougies.
Il étincelait dans le verre comme un rubis liquide.
--C'est vrai, dit-il, monsieur le maréchal: merci.

Et le comte prononça ce mot merci d'un ton si noble et si gracieux, que
les assistants électrisés se levèrent d'un seul mouvement en criant:
--Vive Sa Majesté!
--C'est vrai, répondit le comte de Haga: vive Sa Majesté le roi de
France! N'êtes-vous pas de mon avis, monsieur de La Pérouse?
--Monsieur le comte, répondit le capitaine avec cet accent à la fois
caressant et respectueux de l'homme habitué à parler aux têtes
couronnées, je quitte le roi il y a une heure, et le roi a été si plein de
bonté pour moi, que nul ne criera plus haut: «Vive le roi!» que je ne le
ferai. Seulement, comme dans une heure environ je courrai la poste
pour gagner la mer, où m'attendent les deux flûtes que le roi met à ma
disposition, une fois hors d'ici, je vous demanderai la permission de
crier vive un autre roi que j'aimerais fort à servir, si je n'avais un si bon
maître.
Et, en levant son verre, M. de La Pérouse salua humblement le comte
de Haga.
--Cette santé que vous voulez porter, dit Mme du Barry, placée à la
gauche du maréchal, nous sommes tous prêt, monsieur, à y faire raison.
Mais encore faut-il que notre doyen d'âge la porte, comme on dirait au
Parlement.
--Est-ce à toi que le propos s'adresse, Taverney, ou bien à moi? dit le
maréchal en riant et en regardant son vieil ami.
--Je ne crois pas, dit un nouveau personnage placé en face du maréchal
de Richelieu.
--Qu'est-ce que vous ne croyez pas, monsieur de Cagliostro? dit le
comte de Haga en attachant son regard perçant sur l'interlocuteur.
--Je ne crois pas, monsieur le comte, dit Cagliostro en s'inclinant, que
ce soit M. de Richelieu notre doyen d'âge.

--Oh! voilà qui va bien, dit le maréchal; il paraît que c'est toi, Taverney.
--Allons donc, j'ai huit ans de moins que toi. Je suis de 1704, répliqua
le vieux seigneur.
--Malhonnête! dit le maréchal; il dénonce mes quatre-vingt-huit ans.
--En vérité! monsieur le duc, vous avez quatre-vingt-huit ans? fit M. de
Condorcet.
--Oh! mon Dieu! oui. C'est un calcul facile à faire, et par cela même
indigne d'un algébriste de votre force, marquis. Je suis de l'autre siècle,
du grand siècle, comme on l'appelle: 1696, voilà une date!
--Impossible, dit de Launay.
--Oh! si votre père était ici, monsieur le gouverneur de la Bastille, il ne
dirait pas impossible, lui qui m'a eu pour pensionnaire en 1714.
--Le doyen d'âge, ici, je le déclare, dit M. de Favras, c'est le vin que M.
le comte de Haga verse en ce moment dans son verre.
--Un tokay de cent vingt ans; vous avez raison, monsieur de Favras,
répliqua le comte. À ce tokay l'honneur de porter la santé du roi.
--Un instant, messieurs, dit Cagliostro en élevant au-dessus de la table
sa large tête étincelante de vigueur et d'intelligence, je réclame.
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