Le Capitaine Arena:, vol 2 | Page 5

Alexandre Dumas, père
médecins qui
appliquent à leurs malades le traitement ordinaire.
De la salle de travail nous passâmes au jardin: c'est un délicieux
parterre, arrosé par des fontaines et abrité par de grands arbres, où tous
ces pauvres malheureux se promènent presque toujours isolés les uns
des autres, chacun s'abandonnant à son genre de folie, et suivant les
allées, les uns bruyants, les autres silencieux. Le caractère principal de
la folie est le besoin de la solitude; presque jamais deux fous ne causent
ensemble; ou s'ils causent ensemble, chacun suit son idée, et répond à
sa pensée, mais jamais à celle de son interlocuteur, quoiqu'il n'en soit
pis ainsi avec les étrangers qui viennent les voir, et qu'au premier
aspect quelques-uns paraissent pleins de sens et de raison.
Le premier que nous rencontrâmes était un jeune homme de 26 ou 28
ans, nommé Lucca. C'était avant sa folie un des avocats les plus
distingués de Catane. Un jour il avait eu au spectacle une discussion
avec un Napolitain, qui, au lien de mettre dans sa poche la carte que
Lucca lui avait glissée dans la main, était allé se plaindre à la garde; or,
la garde était composée de soldats napolitains qui, ne demandant pas
mieux que de chercher noise à un Sicilien, vinrent signifier à Lucca de
sortir du parterre. Lucca, qui n'avait en rien troublé la tranquillité
publique, les envoya promener; un Napolitain lui mit la main sur le
collet; un coup de poing bien appliqué l'envoya rouler à dix pas; mais
aussitôt tous tombèrent sur le récalcitrant, qui se débattît quelque temps

et finit enfin par recevoir un coup de crosse qui lut fendit le crâne et le
renversa évanoui. Alors on l'emporta et on le déposa dans un des
cachots de la prison. Lorsque le lendemain le juge vint pour l'interroger,
il était fou.
Sa folie était des plus poétiques: tantôt il se croyait Le Tasse, tantôt
Schakspeare, tantôt Châteaubriand. Ce jour-là il s'était décidé pour
Dante, et suivant une allée, un crayon et du papier à la main, il
composait son 33e chant de l'Enfer.
Je m'approchai de lui par derrière, il en était à l'épisode d'Ugolin; mais
sans doute la mémoire lui manquait, car deux ou trois fois il répéta en
se frappant le front:
La bocca sollevò dal fiero pasto;
mais sans pouvoir aller plus loin. Je pensai que c'était un excellent
moyen de me mettre dans ses bonnes grâces que de lui souffler les
premiers mots du vers suivant; et comme il se frappait la tête de
nouveau en signe de détresse, j'ajoutai:
Quel peccator forbendola.
--Ah! merci, s'écria-t-il, merci; sans vous je sentais toutes mes idées qui
se brouillaient, et je crois que j'allais devenir fou. Quel peccalor
forbendola. C'est cela, c'est cela, et il continua
A'capelli....
jusqu'à la fin du second tercet.
Alors, profitant du point qui suspendait le sens, et permettait au
compositeur de respirer:
--Pardon, monsieur, lui dis-je, mais j'apprends que vous êtes le Dante.
--C'est moi-même, me répondit Lucca, que voulez-vous?
--Faire votre connaissance. J'ai d'abord été à Florence pour avoir cet
honneur, mais vous n'y étiez plus.
--Vous ne savez donc pas? répondit Lucca avec cette voix brève qui est
un des caractères de la folie, ils m'en ont chassé de Florence; ils m'ont
accusé d'avoir volé l'argent de la république. Dante un voleur! J'ai pris
mon épée, les sept premiers chants de mon poème, et je suis parti.
--J'avais espéré, repris-je, vous joindre entre Feltre et Montefeltro.
--Ah! oui, dit-il, oui, chez Can Grande della Scala.
El gran Lombardo, Che'n su la Scala porta il santo uccello
Mais je n'y suis resté qu'un instant; il me faisait payer trop cher son
hospitalité: il me fallait vivre là avec des flatteurs, des bouffons, des

courtisans, des poètes; et quels poètes! Pourquoi n'êtes-vous pas venu
par Ravennes?
--J'y ai été, mais je n'y ai trouvé que votre tombeau.
--Et encore je n'étais plus dedans. Vous savez comment j'en suis sorti?
--Non.
--J'ai trouvé un moyen de ressusciter toutes les fois que je suis mort.
--Est-ce un secret?
--Pas le moins du monde.
--Peste! mais c'est que je ne serais pas fâché de le connaître.
--Rien de plus facile: au moment de mourir je recommande qu'on
creuse ma fosse bien profonde, bien profonde: vous savez que le centre
de la terre est un immense lac?
--Vraiment?
--Immense. Or, l'eau ronge toujours, comme vous savez; l'eau ronge,
ronge, ronge, jusqu'à ce qu'elle arrive à moi; alors elle m'emporte
jusqu'à la mer. Arrivé au fond de la mer, je me couche, les deux talons
appuyés à deux branches de corail. Le corail pousse; car, comme vous
le savez, le corail est une plante: il pousse, pousse, pousse, passe dans
les veines et fait le sang; alors il monte toujours, monte, monte, monte,
et quand
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 66
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.