vous me raconterez l'histoire, n'est-ce pas?
--Oh! moi, je ne la sais pas bien, dit le capitaine; et puis d'ailleurs je
n'aime pas beaucoup à parler de toutes ces histoires-là où le diable joue
un rôle, attendu que, comme vous le savez, il y a déjà eu dans ma
famille une histoire de sorcière. Mais vous allez traverser la Calabre,
Dieu veuille qu'il ne vous y arrive aucun accident, et vous pourrez
demander au premier venu l'histoire de maître Térence: Dieu merci!
elle est connue, et on vous la racontera.
--Vous croyez?
--Oh! j'en suis sûr.
Je pris mon album, et j'écrivis dessus en grosses lettres:
_«Ne pas oublier de me faire raconter l'histoire de maître Térence de
Catanzaro, qui a fait_ gratis _une paire de culottes au diable, à la
condition que le diable emporterait sa femme.»_
Et je revins à Agnolo.
La toile était levée, et, sur une musique plus étrange encore que la
ritournelle dont la bizarrerie m'avait déjà frappé, Agnolo venait de
commencer une danse de sa composition: car non-seulement Agnolo
était exécutant, mais encore compositeur; danse dont rien ne peut
donner une idée, et qui aurait eu un miraculeux succès dans l'opéra de
la Tentation, si on avait pu y transporter tout ensemble les musiciens, la
musique et le danseur. Malheureusement, ne connaissant que le titre du
ballet, et n'en ayant point encore entendu le programme, je ne pouvais
comprendre que fort superficiellement l'action, qui me paraissait des
plus intéressantes et des plus compliquées. Je voyais bien de temps en
temps Agnolo faire le geste d'un homme qui tire son fil, qui passe ses
culottes, et qui avale un verre de vin; mais ces différents gestes ne me
paraissaient constituer, si je puis le dire, que les épisodes du drame,
dont le fond me demeurait toujours obscur. Quant à Agnolo, sa
pantomime devenait de plus en plus vive et animée, et sa danse
bouffonne et fantastique à la fois était pleine d'un caractère
d'entraînement presque magique. On voyait les efforts qu'il faisait pour
résister, mais la musique l'emportait. Pour le flûteur et le guitariste, le
premier soufflait à perdre haleine, tandis que le second grattait à se
démancher les bras. Les assistants trépignaient, Agnolo bondissait,
Jadin et moi nous nous laissions aller comme les autres à ce spectacle
diabolique, quand tout à coup je vis Nunzio qui, perçant la foule, venait
dire tout bas quelques paroles au capitaine. Aussitôt le capitaine étendit
la main, et me touchant l'épaule:
--Excellence? dit-il.
--Eh bien! qu'y a-t-il? demandai-je.
--Excellence, c'est le vieux qui assure qu'il se passe quelque chose de
singulier dans l'air, et qu'au lieu de regarder danser des danses qui
révoltent le bon Dieu, nous ferions bien mieux de nous mettre en
prières.
--Mais que diable Nunzio veut-il qu'il se passe dans l'air?
--Jésus! cria le capitaine, on dirait que tout tremble.
Cette judicieuse remarque fur immédiatement suivie d'un cri général de
terreur. Le bâtiment vacilla comme s'il était encore en pleine mer. Un
des deux étais qui le soutenaient glissa le long de sa carène, et le
speronare, versant comme une voiture à laquelle deux roues
manqueraient à la fois du même côté, nous envoya tous, danseurs,
musiciens et assistants, rouler pêle-mêle sur le sable!
Il y eut un instant d'effroi et de confusion impossible à décrire; chacun
se releva et se mit à fuir de son côté, sans savoir où. Quant à moi,
n'ayant plus aucune idée, grâce à la culbute que je venais de faire, de la
topographie du terrain, je m'en allais droit dans la mer, quand une main
me saisit et m'arrêta. Je me retournai, c'était le pilote.
--Où allez-vous, excellence? me dit-il.
--Ma foi! pilote, je n'en sais rien. Allez-vous quelque part? Je vais avec
vous, ça m'est égal.
--Nous n'avons nulle part à aller, excellence; et ce que nous pouvons
foire de mieux, c'est d'attendre.
--Eh bien! dit Jadin en arrivant à son tour tout en crachant le sable qu'il
avait dans la bouche, en voilà une de cabriole!
--Vous n'avez rien? lui demandai-je.
--Moi, rien du tout; je suis tombé sur Milord que j'ai manqué étouffer,
voilà tout. Ce pauvre Milord, continua Jadin en adressant la parole à
son chien de son fausset le plus agréable, il a donc sauvé la vie à son
maître. Milord se ramassa sur lui-même et agita vivement sa queue en
témoignage du plaisir qu'il éprouvait d'avoir accompli sans s'en douter
une si belle action.
--Mais enfin, demandai-je, qu'y a-t-il? qu'est-il arrivé?
--Il est arrivé, dit Jadin en haussant les épaules, que ces imbéciles-là ont
mal assuré les pieux, et qu'un des supports ayant manqué, le speronare
à fait comme quand Milord secoue ses puces.
--C'est-à-dire, reprit le pilote, que c'est la terre qui a secoué les siennes.
--Comment?
--Écoutez ce qu'ils crient tous en
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