Le Capitaine Arena:, vol 1 | Page 5

Alexandre Dumas, père
à
la fête. Agnolo le remercia avec une certaine courtoisie, et, sans se
donner la peine de gagner l'échelle qui était de l'autre côté, il s'accrocha
en sautant avec sa main droite au bordage du bâtiment; puis, à la force
des poignets, il s'enleva comme un professeur de voltige et retomba sur
le pont. C'était, comme on dit en style de coulisses, _soigner son
entrée._ Aussi Agnolo, plus heureux sur ce point que beaucoup
d'acteurs en réputation, eut-il le bonheur de ne pas manquer son effet.
Alors commença entre Pietro et le nouveau venu une véritable lutte
chorégraphique. Nous croyions connaître Pietro depuis le temps que
nous le pratiquions, mais nous, fûmes forcés d'avouer que c'était la
première fois que le vrai Pietro nous apparaissait dans toute sa
splendeur. Les gigottements, les flic-flacs, les triples tours auxquels il
se livra, étaient quelque chose de fantastique; mais tout ce que faisait
Pietro était à l'instant même répété par Agnolo comme par son ombre,

et cela, il fallait l'avouer, avec une méthode supérieure. Pietro était le
danseur de la nature, Agnolo était celui de la civilisation; Pietro
accomplissait ses pas avec une certaine fatigue de corps et d'esprit: on
voyait qu'il les combinait d'abord dans sa tête, puis que les jambes
obéissaient à l'ordre donné; chez Agnolo, point: tout était instantané,
l'art était arrivé à ressembler à de l'inspiration, ce qui, comme chacun le
sait, est le plus haut degré auquel l'art puisse atteindre. Il en résulta que
Pietro, haletant, essoufflé, au bout de sa force et de son haleine, après
avoir épuisé tout son répertoire, tomba les jambes croisées sous lui en
jetant son cri de défaite habituel, sans conséquence lorsque la chose se
passait devant nous, c'est-à-dire en famille, mais qui acquérait une bien
autre gravité en face d'un rival comme Agnolo. Quant à Agnolo,
comme la fête commençait à peine pour lui, il laissa quelques minutes à
Pietro pour se remettre; puis, voyant que son antagoniste avait sans
doute besoin d'une trêve plus longue, puisqu'il ne se relevait pas, il
redemanda une autre tarentelle et continua ses exercices.
Cette fois Agnolo, qui n'avait pas de concurrence à soutenir, fut
lui-même, c'est-à-dire véritablement un beau danseur, non pas comme
on l'entend dans un salon de France, mais comme on le demande en
Espagne, en Sicile et en Calabre. Toutes les figures de la tarentelle
furent passées en revue, toutes les passes accomplies; sa ceinture, son
chapeau, son bouquet, devinrent l'un après l'autre les accessoires de ce
petit drame chorégraphique, qui exprima tour à tour tous les degrés de
la passion, et qui, après avoir commencé par la rencontre presque
indifférente du danseur et de sa danseuse, avoir passé par les différentes
phases d'un amour combattu puis partagé, finit par toute l'exaltation
d'un bonheur mutuel. Nous nous étions approchés comme les autres
pour voir cette représentation vraiment théâtrale, et, au risque de
blesser l'amour-propre de notre pauvre Pietro, nous mêlions nos
applaudissements à ceux de la foule, lorsque les cris de _La danse du
Tailleur, La danse du Tailleur!_ retentirent, proférés d'abord par deux
ou trois personnes, puis ensuite répétés frénétiquement non-seulement
par les invités qui se trouvaient à bord, mais encore par les spectateurs
qui garnissaient le rivage. Agnolo se retourna vers nous, comme pour
dire que puisqu'il était notre hôte il ne ferait rien qu'avec notre
consentement, nous joignîmes alors nos instances à celles qui le
sollicitaient déjà. Alors Agnolo, saluant gracieusement la foule, fit

signe qu'il allait se rendre au désir qu'on lui exprimait. Cette
condescendance fut à l'instant même accueillie par des
applaudissements unanimes, et la musique commença une ritournelle
bizarre, qui eut le privilége d'exciter à l'instant même l'hilarité parmi
tous les assistants.
Comme j'ai le malheur d'avoir là compréhension très-difficile à
l'endroit des ballets, je m'approchai du capitaine, et lui demandai ce que
c'était que la danse du Tailleur.
--Ah! me dit-il, c'est une de leurs histoires diaboliques, comme ils en
ont par centaines dans leurs montagnes. Que voulez-vous! ce n'est pas
étonnant, ce sont tous des sorciers et des sorcières en Calabre.
--Mais enfin, à quelle circonstance cette danse a-t-elle rapport?
--C'est un brigand de tailleur de Catanzaro, maître Térence, qui a fait
gratis une paire de culottes au diable; à la condition que le diable
emporterait sa femme. Pauvre femme! Le diable l'a emportée tout de
même.
--Bah!
--Oh! parole d'honneur:
--Comment cela?
--En jouant du violon. Oh n'en a plus entendu parler jamais, jamais.
--Vraiment?
--Oh! mon Dieu, oui, il vit encore. Si vous passez à Catanzaro, vous
pourrez le voir.
--Qui? le diable?
--Non, ce gueux de Térence. C'est arrivé il n'y a pas plus de dix ans, au
su et au vu de tout le monde. D'ailleurs c'est bien connu, ce sont tous
des sorciers et des sorcières en Calabre.
--Oh! capitaine,
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