Le Capitaine Arena:, vol 1 | Page 3

Alexandre Dumas, père
quatre heures, et pendant
ces trois ou quatre heures, il faut le dire, nos matelots n'élevèrent pas
une récrimination contre la volonté qui les mettait aux prises avec
l'impossibilité même. Enfin, au bout de ce temps, je demandai combien
nous avions fait de chemin depuis que nous courions des bordées; il y
avait de cela cinq ou six heures. Le pilote nous répondit tranquillement
que nous avions fait une demi-lieue. Je m'informai alors combien de

temps pourrait durer la bourrasque, et j'appris que, selon toute
probabilité, nous en aurions encore pour trente-six ou quarante heures.
En supposant que nous continuassions à conserver sur le vent et la mer
le même avantage, nous pouvions faire à peu, près huit lieues en deux
jours: le gain ne valait pas la fatigue, et je prévins le capitaine que, s'il
voulait rentrer dans le détroit, nous renoncions momentanément à aller
plus avant. Cette intention pacifique était à peine formulée par moi que,
transmise immédiatement à Nunzio, elle fut à l'instant même connue de
tout l'équipage. Le speronare tourna sur lui-même comme par
enchantement; la voile latine et la voile de foc se déployèrent dans
l'ombre, et le petit bâtiment, tout tremblant encore de sa lutte, partit
vent arrière avec la rapidité d'un cheval de course. Dix minutes après, le
mousse vint nous dire que si nous voulions rentrer dans notre cabine
elle était parfaitement séchée, et que nous y retrouverions nos lits, qui
nous attendaient dans le meilleur état possible. Nous ne nous le fîmes
pas redire deux fois, et, tranquilles désormais sur la bourrasque devant
laquelle nous marchions en courriers, nous nous endormîmes au bout
de quelques instants.
Nous nous réveillâmes à l'ancre, juste à l'endroit dont nous étions partis
la veille: il ne tenait qu'à nous de croire que nous n'avions pas bougé de
place, mais que seulement nous avions eu un sommeil un peu agité.
Comme la prédiction de Nunzio s'était réalisée de point en point, nous
nous approchâmes de lui avec une vénération encore plus grande que
d'habitude pour lui demander de nouvelles centuries à l'endroit du
temps. Ses prévisions n'étaient pas consolantes: à son avis, le temps
était complétement dérangé pour huit ou dix jours; et il y avait même
dans l'air quelque chose de fort étrange, et qu'il ne comprenait pas bien.
Il résultait donc des observations atmosphériques de Nunzio que nous
étions cloués à San-Giovanni pour une semaine au moins. Quant à
renouveler l'essai que nous venions de faire et qui nous avait si
médiocrement réussi, il ne fallait pas même le tenter.
Notre parti fut pris à l'instant même. Nous déclarâmes au capitaine que
nous donnions six jours au vent pour se décider à passer du nord au
sud-est, et que si au bout de ce temps il ne s'était pas décidée faire sa
saute, nous nous en irions tranquillement par terre, à travers plaines et
montagnes, notre fusil sur l'épaule, et tantôt à pied, tantôt à mulets;
pendant ce temps le vent finirait probablement par changer de direction,

et notre speronare, profitant du premier souffle favorable, nous
retrouverait au Pizzo.
Rien ne met le corps et l'âme à l'aise comme une résolution prise,
fût-elle exactement contraire à celle que l'on comptait prendre. A peine
la nôtre fut-elle arrêtée que nous nous occupâmes de nos dispositions
locatives. Les auberges de San-Giovanni, comme on le comprend bien,
étaient plus que médiocres; pour rien au monde je n'aurais voulu
remettre le pied à Messine. Nous décidâmes donc que nous
demeurerions sur notre speronare; en conséquence on s'occupa à
l'instant même de le tirer à terre, afin que nous n'eussions pas même à
supporter l'ennuyeux clapotement de la mer, qui dans les mauvais
temps se fait sentir jusqu'au milieu du détroit. Chacun se mit à l'oeuvre,
et au bout d'une heure le speronare, comme une carène antique, était
tiré sur le sable du rivage, étayé à droite et à gauche par deux énormes
pieux, et orné à son babord d'une échelle à l'aide de laquelle on
communiquait de son pont à la terre ferme. En outre, une tente fut
établie de l'arrière au grand mât, afin que noua pussions nous promener,
lire ou travailler à l'abri du soleil et de la pluie. Moyennant ces petites
préparations, nous nous trouvâmes avoir une demeure infiniment plus
confortable que ne l'eût été la meilleure auberge de San-Giovanni.
Le temps que nous avions à passer ainsi ne devait point être perdu:
Jadin avait ses croquis à repasser; et moi, pendant mes longues rêveries
nocturnes sous ce beau ciel de la Sicile, j'avais à peu près arrêté le plan
de mon drame de Paul Jones, dont il ne me restait plus que quelques
caractères à mettre en relief et quelques scènes à compléter. Je résolus
donc de profiter de cette espèce de quarantaine pour achever ce
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