Le Côté de Guermantes -- première partie | Page 9

Marcel Proust
ordre envers les jeunes gens bien intentionnés qui leur donnent de l'Altesse.
--Au moins on sait ce qu'on fait et dans quelle saison qu'on vit. Ce n'est pas comme ici qu'il n'y aura pas plus un méchant bouton d'or à la sainte Paques qu'à la No?l, et que je ne distingue pas seulement un petit angélus quand je lève ma vieille carcasse. Là-bas on entend chaque heure, ce n'est qu'une pauvre cloche, mais tu te dis: ?Voilà mon frère qui rentre des champs?, tu vois le jour qui baisse, on sonne pour les biens de la terre, tu as le temps de te retourner avant d'allumer ta lampe. Ici il fait jour, il fait nuit, on va se coucher qu'on ne pourrait seulement pas plus dire que les bêtes ce qu'on a fait.
--Il para?t que Méséglise aussi c'est bien joli, madame, interrompit le jeune valet de pied au gré de qui la conversation prenait un tour un peu abstrait et qui se souvenait par hasard de nous avoir entendus parler à table de Méséglise.
--Oh! Méséglise, disait Fran?oise avec le large sourire qu'on amenait toujours sur ses lèvres quand on pronon?ait ces noms de Méséglise, de Combray, de Tansonville. Ils faisaient tellement partie de sa propre existence qu'elle éprouvait à les rencontrer au dehors, à les entendre dans une conversation, une gaieté assez voisine de celle qu'un professeur excite dans sa classe en faisant allusion à tel personnage contemporain dont ses élèves n'auraient pas cru que le nom p?t jamais tomber du haut de la chaire. Son plaisir venait aussi de sentir que ces pays-là étaient pour elle quelque chose qu'ils n'étaient pas pour les autres, de vieux camarades avec qui on a fait bien des parties; et elle leur souriait comme si elle leur trouvait de l'esprit, parce qu'elle retrouvait en eux beaucoup d'elle-même.
--Oui, tu peux le dire, mon fils, c'est assez joli Méséglise, reprenait-elle en riant finement; mais comment que tu en as eu entendu causer, toi, de Méséglise?
--Comment que j'ai entendu causer de Méséglise? mais c'est bien connu; on m'en a causé et même souventes fois causé, répondait-il avec cette criminelle inexactitude des informateurs qui, chaque fois que nous cherchons à nous rendre compte objectivement de l'importance que peut avoir pour les autres une chose qui nous concerne, nous mettent dans l'impossibilité d'y réussir.
--Ah! je vous réponds qu'il fait meilleur là sous les cerisiers que près du fourneau.
Elle leur parlait même d'Eulalie comme d'une bonne personne. Car depuis qu'Eulalie était morte, Fran?oise avait complètement oublié qu'elle l'avait peu aimée durant sa vie comme elle aimait peu toute personne qui n'avait rien à manger chez soi, qui ?crevait la faim?, et venait ensuite, comme une propre à rien, grace à la bonté des riches, ?faire des manières?. Elle ne souffrait plus de ce qu'Eulalie e?t si bien su se faire chaque semaine ?donner la pièce? par ma tante. Quant à celle-ci, Fran?oise ne cessait de chanter ses louanges.
--Mais c'est à Combray même, chez une cousine de Madame, que vous étiez, alors? demandait le jeune valet de pied.
--Oui, chez Mme Octave, ah! une bien sainte femme, mes pauvres enfants, et où il y avait toujours de quoi, et du beau et du bon, une bonne femme, vous pouvez dire, qui ne plaignait pas les perdreaux, ni les faisans, ni rien, que vous pouviez arriver d?ner à cinq, à six, ce n'était pas la viande qui manquait et de première qualité encore, et vin blanc, et vin rouge, tout ce qu'il fallait. (Fran?oise employait le verbe plaindre dans le même sens que fait La Bruyère.) Tout était toujours à ses dépens, même si la famille, elle restait des mois et an-nées. (Cette réflexion n'avait rien de désobligeant pour nous, car Fran?oise était d'un temps où ?dépens? n'était pas réservé au style judiciaire et signifiait seulement dépense.) Ah! je vous réponds qu'on ne partait pas de là avec la faim. Comme M. le curé nous l'a eu fait ressortir bien des fois, s'il y a une femme qui peut compter d'aller près du bon Dieu, s?r et certain que c'est elle. Pauvre Madame, je l'entends encore qui me disait de sa petite voix: ?Fran?oise, vous savez, moi je ne mange pas, mais je veux que ce soit aussi bon pour tout le monde que si je mangeais.? Bien s?r que c'était pas pour elle. Vous l'auriez vue, elle ne pesait pas plus qu'un paquet de cerises; il n'y en avait pas. Elle ne voulait pas me croire, elle ne voulait jamais aller au médecin. Ah! ce n'est pas là-bas qu'on aurait rien mangé à la va vite. Elle voulait que ses domestiques soient bien nourris. Ici, encore ce matin, nous n'avons pas seulement eu le temps de casser la cro?te. Tout se fait à la sauvette. Elle était surtout exaspérée par les biscottes
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