Le Côté de Guermantes -- première partie | Page 7

Marcel Proust
quelque chose de faux qui n'était pas sympathique et par quoi il avait l'air lui-même de se sentir aussi gêné qu'un invité en veston dans une soirée où tout le monde est en habit, ou que quelqu'un qui ayant à répondre à une Altesse ne sait pas au juste comment il faut lui parler et tourne la difficulté en réduisant ses phrases à presque rien. Celles de Jupien--car c'est pure comparaison--étaient au contraire charmantes. Correspondant peut-être à cette inondation du visage par les yeux (à laquelle on ne faisait plus attention quand on le connaissait), je discernai vite en effet chez lui une intelligence rare et l'une des plus naturellement littéraires qu'il m'ait été donné de conna?tre, en ce sens que, sans culture probablement, il possédait ou s'était assimilé, rien qu'à l'aide de quelques livres hativement parcourus, les tours les plus ingénieux de la langue. Les gens les plus doués que j'avais connus étaient morts très jeunes. Aussi étais-je persuadé que la vie de Jupien finirait vite. Il avait de la bonté, de la pitié, les sentiments les plus délicats, les plus généreux. Son r?le dans la vie de Fran?oise avait vite cessé d'être indispensable. Elle avait appris à le doubler.
Même quand un fournisseur ou un domestique venait nous apporter quelque paquet, tout en ayant l'air de ne pas s'occuper de lui, et en lui désignant seulement d'un air détaché une chaise, pendant qu'elle continuait son ouvrage, Fran?oise mettait si habilement à profit les quelques instants qu'il passait dans la cuisine, en attendant la réponse de maman, qu'il était bien rare qu'il repart?t sans avoir indestructiblement gravée en lui la certitude que ?si nous n'en avions pas, c'est que nous ne voulions pas?. Si elle tenait tant d'ailleurs à ce que l'on s?t que nous avions ?d'argent?, (car elle ignorait l'usage de ce que Saint-Loup appelait les articles partitifs et disait: ?avoir d'argent?, ?apporter d'eau?), à ce qu'on nous s?t riches, ce n'est pas que la richesse sans plus, la richesse sans la vertu, f?t aux yeux de Fran?oise le bien suprême, mais la vertu sans la richesse n'était pas non plus son idéal. La richesse était pour elle comme une condition nécessaire de la vertu, à défaut de laquelle la vertu serait sans mérite et sans charme. Elle les séparait si peu qu'elle avait fini par prêter à chacune les qualités de l'autre, à exiger quelque confortable dans la vertu, à reconna?tre quelque chose d'édifiant dans la richesse.
Une fois la fenêtre refermée, assez rapidement--sans cela, maman lui e?t, para?t-il, ?raconté toutes les injures imaginables?--Fran?oise commen?ait en soupirant à ranger la table de la cuisine.
--Il y a des Guermantes qui restent rue de la Chaise, disait le valet de chambre, j'avais un ami qui y avait travaillé; il était second cocher chez eux. Et je connais quelqu'un, pas mon copain alors, mais son beau-frère, qui avait fait son temps au régiment avec un piqueur du baron de Guermantes. ?Et après tout allez-y donc, c'est pas mon père!? ajoutait le valet de chambre qui avait l'habitude, comme il fredonnait les refrains de l'année, de parsemer ses discours des plaisanteries nouvelles.
Fran?oise, avec la fatigue de ses yeux de femme déjà agée et qui d'ailleurs voyaient tout de Combray, dans un vague lointain, distingua non la plaisanterie qui était dans ces mots, mais qu'il devait y en avoir une, car ils n'étaient pas en rapport avec la suite du propos, et avaient été lancés avec force par quelqu'un qu'elle savait farceur. Aussi sourit-elle d'un air bienveillant et ébloui et comme si elle disait: ?Toujours le même, ce Victor!? Elle était du reste heureuse, car elle savait qu'entendre des traits de ce genre se rattache de loin à ces plaisirs honnêtes de la société pour lesquels dans tous les mondes on se dépêche de faire toilette, on risque de prendre froid. Enfin elle croyait que le valet de chambre était un ami pour elle car il ne cessait de lui dénoncer avec indignation les mesures terribles que la République allait prendre contre le clergé. Fran?oise n'avait pas encore compris que les plus cruels de nos adversaires ne sont pas ceux qui nous contredisent et essayent de nous persuader, mais ceux qui grossissent ou inventent les nouvelles qui peuvent nous désoler, en se gardant bien de leur donner une apparence de justification qui diminuerait notre peine et nous donnerait peut-être une légère estime pour un parti qu'ils tiennent à nous montrer, pour notre complet supplice, à la fois atroce et triomphant.
?La duchesse doit être alliancée avec tout ?a, dit Fran?oise en reprenant la conversation aux Guermantes de la rue de la Chaise, comme on recommence un morceau à l'andante. Je ne sais plus qui m'a dit qu'un de ceux-là avait marié une cousine au Duc. En tout cas c'est de la même ?parenthèse?. C'est une
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