Le Côté de Guermantes -- première partie | Page 6

Marcel Proust
lui répondre de la voix, car si elle enfreignait les recommandations de maman en regardant dans la cour, elle n'e?t pas osé les braver jusqu'à causer par la fenêtre, ce qui avait le don, selon Fran?oise, de lui valoir, de la part de Madame, ?tout un chapitre?. Elle lui montrait la calèche attelée en ayant l'air de dire: ?Des beaux chevaux, hein!? mais tout en murmurant: ?Quelle vieille sabraque!? et surtout parce qu'elle savait qu'il allait lui répondre, en mettant la main devant la bouche pour être entendu tout en parlant à mi-voix: ?Vous aussi vous pourriez en avoir si vous vouliez, et même peut-être plus qu'eux, mais vous n'aimez pas tout cela.?
Et Fran?oise après un signe modeste, évasif et ravi dont la signification était à peu près: ?Chacun son genre; ici c'est à la simplicité?, refermait la fenêtre de peur que maman n'arrivat. Ces ?vous? qui eussent pu avoir plus de chevaux que les Guermantes, c'était nous, mais Jupien avait raison de dire ?vous?, car, sauf pour certains plaisirs d'amour-propre purement personnels--comme celui, quand elle toussait sans arrêter et que toute la maison avait peur de prendre son rhume, de prétendre, avec un ricanement irritant, qu'elle n'était pas enrhumée--pareille à ces plantes qu'un animal auquel elles sont entièrement unies nourrit d'aliments qu'il attrape, mange, digère pour elles et qu'il leur offre dans son dernier et tout assimilable résidu, Fran?oise vivait avec nous en symbiose; c'est nous qui, avec nos vertus, notre fortune, notre train de vie, notre situation, devions nous charger d'élaborer les petites satisfactions d'amour-propre dont était formée--en y ajoutant le droit reconnu d'exercer librement le culte du déjeuner suivant la coutume ancienne comportant la petite gorgée d'air à la fenêtre quand il était fini, quelque flanerie dans la rue en allant faire ses emplettes et une sortie le dimanche pour aller voir sa nièce--la part de contentement indispensable à sa vie. Aussi comprend-on que Fran?oise avait pu dépérir, les premiers jours, en proie, dans une maison où tous les titres honorifiques de mon père n'étaient pas encore connus, à un mal qu'elle appelait elle-même l'ennui, l'ennui dans ce sens énergique qu'il a chez Corneille ou sous la plume des soldats qui finissent par se suicider parce qu'ils s'?ennuient? trop après leur fiancée, leur village. L'ennui de Fran?oise avait été vite guéri par Jupien précisément, car il lui procura tout de suite un plaisir aussi vif et plus raffiné que celui qu'elle aurait eu si nous nous étions décidés à avoir une voiture.--?Du bien bon monde, ces Jupien, de bien braves gens et ils le portent sur la figure.? Jupien sut en effet comprendre et enseigner à tous que si nous n'avions pas d'équipage, c'est que nous ne voulions pas. Cet ami de Fran?oise vivait peu chez lui, ayant obtenu une place d'employé dans un ministère. Giletier d'abord avec la ?gamine? que ma grand'mère avait prise pour sa fille, il avait perdu tout avantage à en exercer le métier quand la petite qui presque encore enfant savait déjà très bien recoudre une jupe, quand ma grand'mère était allée autrefois faire une visite à Mme de Villeparisis, s'était tournée vers la couture pour dames et était devenue jupière. D'abord ?petite main? chez une couturière, employée à faire un point, à recoudre un volant, à attacher un bouton ou une ?pression?, à ajuster un tour de taille avec des agrafes, elle avait vite passé deuxième puis première, et s'étant faite une clientèle de dames du meilleur monde, elle travaillait chez elle, c'est-à-dire dans notre cour, le plus souvent avec une ou deux de ses petites camarades de l'atelier qu'elle employait comme apprenties. Dès lors la présence de Jupien avait été moins utile. Sans doute la petite, devenue grande, avait encore souvent à faire des gilets. Mais aidée de ses amies elle n'avait besoin de personne. Aussi Jupien, son oncle, avait-il sollicité un emploi. Il fut libre d'abord de rentrer à midi, puis, ayant remplacé définitivement celui qu'il secondait seulement, pas avant l'heure du d?ner. Sa ?titularisation? ne se produisit heureusement que quelques semaines après notre emménagement, de sorte que la gentillesse de Jupien put s'exercer assez longtemps pour aider Fran?oise à franchir sans trop de souffrances les premiers temps difficiles. D'ailleurs, sans méconna?tre l'utilité qu'il eut ainsi pour Fran?oise à titre de ?médicament de transition?, je dois reconna?tre que Jupien ne m'avait pas plu beaucoup au premier abord. A quelques pas de distance, détruisant entièrement l'effet qu'eussent produit sans cela ses grosses joues et son teint fleuri, ses yeux débordés par un regard compatissant, désolé et rêveur, faisaient penser qu'il était très malade ou venait d'être frappé d'un grand deuil. Non seulement il n'en était rien, mais dès qu'il parlait, parfaitement bien d'ailleurs, il était plut?t froid et railleur. Il résultait de ce désaccord entre son regard et sa parole
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