Le Côté de Guermantes -- première partie | Page 5

Marcel Proust
Guermantes qui excitait le plus vivement l'intérêt de Fran?oise, lui donnait le plus de satisfaction et lui faisait aussi le plus de mal, c'était précisément celui où la porte cochère s'ouvrant à deux battants, la duchesse montait dans sa calèche. C'était habituellement peu de temps après que nos domestiques avaient fini de célébrer cette sorte de paque solennelle que nul ne doit interrompre, appelée leur déjeuner, et pendant laquelle ils étaient tellement ?tabous? que mon père lui-même ne se f?t pas permis de les sonner, sachant d'ailleurs qu'aucun ne se f?t pas plus dérangé au cinquième coup qu'au premier, et qu'il e?t ainsi commis cette inconvenance en pure perte, mais non pas sans dommage pour lui. Car Fran?oise (qui, depuis qu'elle était une vieille femme se faisait à tout propos ce qu'on appelle une tête de circonstance) n'e?t pas manqué de lui présenter toute la journée une figure couverte de petites marques cunéiformes et rouges qui déployaient au dehors, mais d'une fa?on peu déchiffrable, le long mémoire de ses doléances et les raisons profondes de son mécontentement. Elle les développait d'ailleurs, à la cantonade, mais sans que nous puissions bien distinguer les mots. Elle appelait cela--qu'elle croyait désespérant pour nous, ?mortifiant?, ?vexant?,--dire toute la sainte journée des ?messes basses?.
Les derniers rites achevés, Fran?oise, qui était à la fois, comme dans l'église primitive, le célébrant et l'un des fidèles, se servait un dernier verre de vin, détachait de son cou sa serviette, la pliait en essuyant à ses lèvres un reste d'eau rougie et de café, la passait dans un rond, remerciait d'un oeil dolent ?son? jeune valet de pied qui pour faire du zèle lui disait: ?Voyons, madame, encore un peu de raisin; il est esquis?, et allait aussit?t ouvrir la fenêtre sous le prétexte qu'il faisait trop chaud ?dans cette misérable cuisine?. En jetant avec dextérité, dans le même temps qu'elle tournait la poignée de la croisée et prenait l'air, un coup d'oeil désintéressé sur le fond de la cour, elle y dérobait furtivement la certitude que la duchesse n'était pas encore prête, couvait un instant de ses regards dédaigneux et passionnés la voiture attelée, et, cet instant d'attention une fois donné par ses yeux aux choses de la terre, les levait au ciel dont elle avait d'avance deviné la pureté en sentant la douceur de l'air et la chaleur du soleil; et elle regardait à l'angle du toit la place où, chaque printemps, venaient faire leur nid, juste au-dessus de la cheminée de ma chambre, des pigeons pareils à ceux qui roucoulaient dans sa cuisine, à Combray.
--Ah! Combray, Combray, s'écriait-elle. (Et le ton presque chanté sur lequel elle déclamait cette invocation e?t pu, chez Fran?oise, autant que l'arlésienne pureté de son visage, faire soup?onner une origine méridionale et que la patrie perdue qu'elle pleurait n'était qu'une patrie d'adoption. Mais peut-être se f?t-on trompé, car il semble qu'il n'y ait pas de province qui n'ait son ?midi? et, combien ne rencontre-t-on pas de Savoyards et de Bretons chez qui l'on trouve toutes les douces transpositions de longues et de brèves qui caractérisent le méridional.) Ah! Combray, quand est-ce que je te reverrai, pauvre terre! Quand est-ce que je pourrai passer toute la sainte journée sous tes aubépines et nos pauvres lilas--en écoutant les pinsons et la Vivonne qui fait comme le murmure de quelqu'un qui chuchoterait, au lieu d'entendre cette misérable sonnette de notre jeune ma?tre qui ne reste jamais une demi-heure sans me faire courir le long de ce satané couloir. Et encore il ne trouve pas que je vais assez vite, il faudrait qu'on ait entendu avant qu'il ait sonné, et si vous êtes d'une minute en retard, il ?rentre? dans des colères épouvantables. Hélas! pauvre Combray! peut-être que je ne te reverrai que morte, quand on me jettera comme une pierre dans le trou de la tombe. Alors, je ne les sentirai plus tes belles aubépines toutes blanches. Mais dans le sommeil de la mort, je crois que j'entendrai encore ces trois coups de la sonnette qui m'auront déjà damnée dans ma vie.
Mais elle était interrompue par les appels du giletier de la cour, celui qui avait tant plu autrefois à ma grand'mère le jour où elle était allée voir Mme de Villeparisis et n'occupait pas un rang moins élevé dans la sympathie de Fran?oise. Ayant levé la tête en entendant ouvrir notre fenêtre, il cherchait déjà depuis un moment à attirer l'attention de sa voisine pour lui dire bonjour. La coquetterie de la jeune fille qu'avait été Fran?oise affinait alors pour M. Jupien le visage ronchonneur de notre vieille cuisinière alourdie par l'age, par la mauvaise humeur et par la chaleur du fourneau, et c'est avec un mélange charmant de réserve, de familiarité et de pudeur qu'elle adressait au giletier un gracieux salut, mais sans
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