sa famille l'avait acquis. Elle avait résidé jusque-là dans le voisinage, et son titre ne venait pas de cette région. Le village de Guermantes avait re?u son nom du chateau, après lequel il avait été construit, et pour qu'il n'en détruis?t pas les perspectives, une servitude restée en vigueur réglait le tracé des rues et limitait la hauteur des maisons. Quant aux tapisseries, elles étaient de Boucher, achetées au XIXe siècle par un Guermantes amateur, et étaient placées, à c?té de tableaux de chasse médiocres qu'il avait peints lui-même, dans un fort vilain salon drapé d'andrinople et de peluche. Par ces révélations, Saint-Loup avait introduit dans le chateau des éléments étrangers au nom de Guermantes qui ne me permirent plus de continuer à extraire uniquement de la sonorité des syllabes la ma?onnerie des constructions. Alors au fond de ce nom s'était effacé le chateau reflété dans son lac, et ce qui m'était apparu autour de Mme de Guermantes comme sa demeure, ?'avait été son h?tel de Paris, l'h?tel de Guermantes, limpide comme son nom, car aucun élément matériel et opaque n'en venait interrompre et aveugler la transparence. Comme l'église ne signifie pas seulement le temple, mais aussi l'assemblée des fidèles, cet h?tel de Guermantes comprenait tous ceux qui partageaient la vie de la duchesse, mais ces intimes que je n'avais jamais vus n'étaient pour moi que des noms célèbres et poétiques, et, connaissant uniquement des personnes qui n'étaient elles aussi que des noms, ne faisaient qu'agrandir et protéger le mystère de la duchesse en étendant autour d'elle un vaste halo qui allait tout au plus en se dégradant.
Dans les fêtes qu'elle donnait, comme je n'imaginais pour les invités aucun corps, aucune moustache, aucune bottine, aucune phrase prononcée qui f?t banale, ou même originale d'une manière humaine et rationnelle, ce tourbillon de noms introduisant moins de matière que n'e?t fait un repas de fant?mes ou un bal de spectres autour de cette statuette en porcelaine de Saxe qu'était Mme de Guermantes, gardait une transparence de vitrine à son h?tel de verre. Puis quand Saint-Loup m'eut raconté des anecdotes relatives au chapelain, aux jardiniers de sa cousine, l'h?tel de Guermantes était devenu--comme avait pu être autrefois quelque Louvre--une sorte de chateau entouré, au milieu de Paris même, de ses terres, possédé héréditairement, en vertu d'un droit antique bizarrement survivant, et sur lesquelles elle exer?ait encore des privilèges féodaux. Mais cette dernière demeure s'était elle-même évanouie quand nous étions venus habiter tout près de Mme de Villeparisis un des appartements voisins de celui de Mme de Guermantes dans une aile de son h?tel. C'était une de ces vieilles demeures comme il en existe peut-être encore et dans lesquelles la cour d'honneur--soit alluvions apportées par le flot montant de la démocratie, soit legs de temps plus anciens où les divers métiers étaient groupés autour du seigneur--avait souvent sur ses c?tés des arrière-boutiques, des ateliers, voire quelque échoppe de cordonnier ou de tailleur, comme celles qu'on voit accotées aux flancs des cathédrales que l'esthétique des ingénieurs n'a pas dégagées, un concierge savetier, qui élevait des poules et cultivait des fleurs--et au fond, dans le logis ?faisant h?tel?, une ?comtesse? qui, quand elle sortait dans sa vieille calèche à deux chevaux, montrant sur son chapeau quelques capucines semblant échappées du jardinet de la loge (ayant à c?té du cocher un valet de pied qui descendait corner des cartes à chaque h?tel aristocratique du quartier), envoyait indistinctement des sourires et de petits bonjours de la main aux enfants du portier et aux locataires bourgeois de l'immeuble qui passaient à ce moment-là et qu'elle confondait dans sa dédaigneuse affabilité et sa morgue égalitaire.
Dans la maison que nous étions venus habiter, la grande dame du fond de la cour était une duchesse, élégante et encore jeune. C'était Mme de Guermantes, et grace à Fran?oise, je possédais assez vite des renseignements sur l'h?tel. Car les Guermantes (que Fran?oise désignait souvent par les mots de ?en dessous?, ?en bas?) étaient sa constante préoccupation depuis le matin, où, jetant, pendant qu'elle coiffait maman, un coup d'oeil défendu, irrésistible et furtif dans la cour, elle disait: ?Tiens, deux bonnes soeurs; cela va s?rement en dessous? ou ?oh! les beaux faisans à la fenêtre de la cuisine, il n'y a pas besoin de demander d'où qu'ils deviennent, le duc aura-t-été à la chasse?, jusqu'au soir, où, si elle entendait, pendant qu'elle me donnait mes affaires de nuit, un bruit de piano, un écho de chansonnette, elle induisait: ?Ils ont du monde en bas, c'est à la gaieté?; dans son visage régulier, sous ses cheveux blancs maintenant, un sourire de sa jeunesse animé et décent mettait alors pour un instant chacun de ses traits à sa place, les accordait dans un ordre apprêté et fin, comme avant une contredanse.
Mais le moment de la vie des
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