en perd la tète, reprit un troisième interlocuteur. Il a déjà
crevé pour elle trois chevaux, et je ne sais combien de jockeys.»
L'amour-propre est un si étrange conseiller, qu'il nous arrive cent fois
par jour d'être, grâce à lui, en pleine contradiction avec nous-mêmes.
Par le fait, sir Lionel était charmé de savoir lady Lavinia placée, par de
nouvelles affections, dans une situation qui assurait leur indépendance
mutuelle. Et pourtant la publicité des triomphes qui pouvaient faire
oublier le passé à cette femme délaissée fut pour Lionel une espèce
d'affront qu'il dévora avec peine.
Henry, qui connaissait les lieux, le conduisit au bout du village, à la
maison qu'habitait sa cousine. Là il le laissa.
Cette maison était un peu isolée des autres; elle s'adossait, d'un côté, à
la montagne, et de l'autre, elle dominait le ravin. A trois pas, un torrent
tombait à grand bruit dans la cannelure du rocher; et la maison, inondée,
pour ainsi dire, de ce bruit frais et sauvage, semblait ébranlée par la
chute d'eau et prête à s'élancer avec elle dans l'abîme. C'était une des
situations les plus pittoresques que l'on pût choisir, et Lionel reconnut
dans cette circonstance l'esprit romanesque et un peu bizarre de lady
Lavinia.
Une vieille négresse vint ouvrir la porte d'un petit salon au
rez-de-chaussée. A peine la lumière vint à frapper son visage luisant et
calleux, que Lionel laissa échapper une exclamation de surprise. C'était
Pepa, la vieille nourrice de Lavinia, celle que, pendant deux ans, Lionel
avait vue auprès de sa bien-aimée. Comme il n'était en garde contre
aucune espèce d'émotion, la vue inattendue de celte vieille, en
réveillant en lui la mémoire du passé, bouleversa un instant toutes ses
idées. Il faillit lui sauter au cou; l'appeler nourrice, comme au temps de
sa jeunesse et de sa gaieté, l'embrasser comme une digne servante,
comme une vieille amie; mais Pepa recula de trois pas, en contemplant
d'un air stupéfait l'air empressé de Lionel. Elle ne le reconnaissait pas.
«Hélas! je surs donc bien changé?» pensa-t-il.
«Je suis, dit-il avec une voix troublée, la personne que lady Lavinia a
fait demander. Ne vous a-t-elle pas prévenue?...
--Oui, oui, Milord, répondit la négresse; milady est au bal: elle m'a dit
de lui porter son éventail aussitôt qu'un gentleman frapperait à cette
porte. Restez ici, je cours l'avertir....»
La vieille se mit à chercher l'éventail. Il était sur le coin d'une tablette
de marbre, sous la main de sir Lionel. Il le prit pour le remettre à la
négresse, et ses doigts en conservèrent le parfum âpres qu'elle fut
sortie.
Ce parfum opéra sur lui comme un charme; ses organes nerveux en
reçurent une commotion qui pénétra jusqu'à son coeur et le fit tressaillir.
C'était le parfum que Lavinia préférait: c'était une espèce d'herbe
aromatique qui croît dans l'Inde, et dont elle avait coutume jadis
d'imprégner ses vêtements et ses meubles. Ce parfum de patchouly,
c'était tout un monde de souvenirs, toute une vie d'amour; c'était une
émanation de la première femme que Lionel avait aimée. Sa vue se
troubla, ses artères battirent violemment; il lui sembla qu'un nuage
flottait devant lui, et, dans ce nuage, une fille de seize ans, brune, mince,
vive et douce à la fois: la juive Lavinia, son premier amour. Il la voyait
passer rapide comme un daim, effleurant les bruyères, foulant les
plaines giboyeuses de son parc, lançant sa haquenée noire à travers les
marais; rieuse, ardente et fantasque comme Diana Vernon, ou comme
les fées joyeuses de la verte Irlande.
Bientôt il eut honte de sa faiblesse, en songeant à l'ennui qui avait flétri
cet amour et tous les autres. Il jeta un regard tristement philosophique
sur les dix années de raison positive qui le séparaient de ces jours
d'églogue et de poésie; puis il invoqua l'avenir, la gloire parlementaire
et l'éclat de la vie politique sous la forme de miss Margaret Ellis, qu'il
invoqua elle-même sous la forme de sa dot; et enfin il se mit à parcourir
la pièce où il se trouvait, en jetant autour de lui le sceptique regard d'un
amant désabusé et d'un homme de trente ans aux prises avec la vie
sociale.
On est simplement logé aux eaux des Pyrénées; mais, grâce aux
avalanches et aux torrents qui, chaque hiver, dévastent les habitations, à
chaque printemps on voit renouveler ou rajeunir les ornements et le
mobilier. La maisonnette que Lavinia avait louée était bâtie en marbre
brut et toute lambrissée en bois résineux à l'intérieur. Ce bois, peint en
blanc, avait l'éclat et la fraîcheur du stuc. Une natte de joncs, tissue en
Espagne et nuancée de plusieurs couleurs, servait de tapis. Des rideaux
de basin bien blancs recevaient l'ombre mouvante des sapins qui
secouaient leurs chevelures noires au vent de la nuit, sous l'humide
regard de la
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