Lavaleur de sabres | Page 8

Paul H. C. Féval
Justin l'arrêta et l'ouvrit.
--Où allons-nous? demanda Lily, qui bondit sur le marchepied.
Le cocher riait ostensiblement.
--Je ne sais pas, répondit Justin, rouge de honte.
Lily fit comme le cocher, elle se mit à rire et ajouta:
--La tireuse de cartes m'avait dit que je m'en irais, je m'en vas. D'abord
Payoux me faisait trop peur.

Justin monta à son tour, après avoir donné son adresse au cocher.
Quand il fut assis auprès de la fillette, il éprouva un inexprimable
embarras. Loin de calmer cet embarras, la surprenante tranquillité de
Lily l'augmentait.
--On est bien ici, dit-elle, dès que les chevaux s'ébranlèrent. C'est la
première fois que je vais en voiture.
Et comme si elle eût voulu mettre le comble à la détresse de Justin, elle
ajouta:
--Les conducteurs d'omnibus ne me laissent pas monter.

III
Un éclat de rire
Le plus large de tous les abîmes creusés par l'orgueil ou l'intérêt entre
deux créatures humaines est certainement celui qui sépare le Blanc du
Noir, aux colonies.
La libre Amérique, tout en émancipant les Noirs, a rendu plus profond
le fossé qui les excommunie. En aucun pays du monde le «bois
d'ébène» n'est aussi franchement maltraité que dans les États
abolitionnistes de l'Union.
Eh bien! l'Europe, habituée pourtant aux insolences
hyper-aristocratiques de ces démocrates, poussa un jour un long cri
d'indignation en lisant l'histoire de cette pauvre négresse, jetée hors
d'un omnibus à New York, par la brutalité d'une demi-douzaine de
philanthropes.
Car ils s'expliquèrent, ces coquins de Yankees! Ils ont toujours le
courage de leurs opinions. En lançant sur le macadam la misérable
femme qui était enceinte et qui, en tombant, se blessa cruellement, ils
établirent cette distinction américaine: «Nous voulons que les Noirs

soient libres, mais nous ne voulons pas qu'ils souillent l'air d'une
voiture publique où sont des Blancs!»
C'est un joli peuple et pourri de logique.
Chez nous, l'omnibus, fidèle aux promesses de son nom, admet tout le
monde, même les dames qui ont des chiens; son hospitalité ne s'arrête
qu'aux limites tracées par la police, et certes les conducteurs sont plutôt
enclins à frauder le règlement qui défend les incongruités, car il y a eu
des cas d'asphyxie.
On laisse monter les poissonnières.
Cette phrase, prononcée par Lily sans la moindre vergogne: «Les
conducteurs d'omnibus ne me laissent pas monter», était un aveu si
terrible, une abdication si effrayante que Justin eut des frissons sous la
peau.
Il regarda cette créature dont le vêtement, plus obscène que la nudité
même, rentrait dans la catégorie des choses «qui incommodent les
voyageurs». Il eut envie de sauter par la portière.
Elle souriait; son sourire montrait un trésor de perles.
Et à travers les trous de ses haillons, son exquise beauté épandait ces
parfums de pudeur fière qu'exhalent les chefs-d'oeuvre de l'art et les
chefs-d'oeuvre de Dieu. C'était étrange, offensant, presque divin.
--Je sais lire, dit-elle tout à coup en un mouvement d'enfantine vanité,
et comme si elle eût deviné vaguement qu'il lui fallait plaider sa cause,
je sais chanter et coudre aussi... Est-ce que vous trouvez que je parle
mal?
--Vous parlez bien... très bien, murmura Justin au hasard.
--Ah! fit-elle, il y a chez nous bien des gens qui sont venus de loin et de
haut. Celle qui m'a appris à lire disait quelquefois en voyant passer de
belles dames dans des calèches: «Voici Berthe! ou voici Marie!»

c'étaient des élèves à elle, du temps où elle tenait un grand pensionnat
de demoiselles au faubourg Saint-Germain. Elle est morte de faim à
force de tout boire. Alors, j'ai donné chaque jour un sou à l'abbé, un
vieil homme à demi fou, mais bien savant, et qui se frappe la poitrine
en pleurant, quand il est ivre... La tireuse de cartes m'a dit d'avoir
seulement une chemise, une robe, un jupon, des bottines et des gants
pour aller chez un directeur de théâtre qui me donnera des rôles à
apprendre et autant d'argent que j'en voudrai.
--Vous parlez bien, répéta Justin qui songeait.
--Qu'est-ce que vous ferez de moi? demanda Lily brusquement. Au lieu
de répondre, Justin demanda à son tour:
--C'est donc à cause de la tireuse de cartes que vous m'avez suivi?
--Mais oui, répliqua-t-elle, et je vous aimerai bien si vous faites ma
fortune, allez!
Justin éprouva une sorte de soulagement à entendre ces mots. Nous ne
dirons pas qu'il était amoureux: ce serait trop et trop peu. Il agissait
sous l'empire d'une sorte de folie lucide et qui avait conscience
d'elle-même. Il fut content parce qu'il vit jour à secouer cette obsession.
--Vous avez envie d'être riche, dit-il.
--Pas pour moi, reprit la fillette vivement, pour ma petite.
--Vous êtes mère... déjà! s'écria l'étudiant étonné.
Elle éclata de rire.
--Non, non, fit-elle, je n'ai pas encore ma petite... mais je me marierai
pour l'avoir
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 180
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.