Lavaleur de sabres | Page 6

Paul H. C. Féval
entièrement formé
de vieilles semelles, disposées avec art comme les écailles des poissons.
Au-dessus de la porte se trouvait un squelette de chat qu'on avait
employé comme moellon de son vivant et que le temps avait
proprement disséqué.
La Maison-d'Or était tenue par Barbe Mahaleur, dite
«l'Amouret-la-Chance», ancienne guitariste, présentement cabaretière,
sage-femme non reçue par la Faculté et Mère des chiffonniers.
C'était une forte créature d'une cinquantaine d'années, taillée comme un
homme et sabrée par la petite vérole. Elle avait les moeurs de la grande
Catherine et battait cruellement ses Orloff. L'un d'eux cependant lui
avait arraché l'oeil gauche dans un moment d'humeur. Il lui manquait
aussi la moitié de son nez qu'on disait avoir été mangée par un autre
Potemkine. Cela ne l'empêchait pas d'être belle femme.
Elle régnait sur les naturels de Pékin-la-Guenille par l'admiration et la
terreur. On la respectait, on la prenait pour juge; en ces occasions, elle
se montrait baroque, mais équitable, à la façon du roi Salomon, rendant
cet arrêt d'un goût douteux qui fonda sa renommée de jurisconsulte.
Elle accouchait d'une main, versait la goutte de l'autre, faisait des
avances sur tas d'ordures et pratiquait même, disait-on, la banque à la
petite semaine: 20 pour 100 par mois, 240 pour 100 à l'année: ceci
officiellement, mais, sous le manteau de la cheminée, on pouvait
doubler le taux pour les emprunteurs scabreux, sans perdre la paix de la
conscience.
Elle avait encore sa guitare dans un coin. Parfois, quand le respect
public lui avait offert trop de «marc», elle décrochait l'instrument

redoutable et chantait des airs de Jean-Jacques Rousseau de Genève.
Il fallait alors applaudir à tour de bras ou s'en aller: Barbe Mahaleur
n'aimait pas les tièdes.
Il se trouvait à Babylone des crédules pour aller répétant qu'elle
possédait dans Paris, plus de cinquante mille livres de rentes en
immeubles.
Barbe Mahaleur avait pour esclave une fillette sauvage qui cachait dans
un fouillis énorme de cheveux blonds une petite figure pâlotte,
illuminée par une paire de grands yeux noirs. On s'étonnait que Barbe
n'eût pas encore estropié Lily, son esclave; Barbe ne la maltraitait
même pas beaucoup, mais elle la faisait travailler rondement. Elle
l'appelait tantôt ma fille, tantôt ma nièce, tantôt la Vacabonne.
Parmi les sujets de Barbe Mahaleur personne n'était positivement fixé
sur la question de savoir quelle sorte de lien existait entre la Vacabonne
et sa souveraine.
En ce même temps, c'est-à-dire vers 1847, l'hôtel Corneille possédait le
plus magnifique étudiant qui eût ébloui le pays Latin depuis bien des
années. L'hôtel Corneille était encore à cette époque sans rival au
quartier des écoles pour la richesse de ses appartements, et la
prodigalité de sa table d'hôte. Il y avait des chambres à 50 francs par
mois et l'on pouvait y dépenser 3 francs 50 à son dîner.
Depuis, ces prix ont été dépassés dans des établissements moins
historiques.
Le lion latin dont nous parlons avait nom Justin de Vibray. Il était beau
insolemment, à la façon des soldats et des femmes; il était jeune,
robuste, spirituel, généreux, noble de naissance et riche.
Il venait je ne sais d'où en Touraine. Bien rarement ces princes
éblouissants de la jeunesse sont enfants de Paris. Ils arrivent exubérants
de sang et de sève; Paris casse leurs angles comme la mer fait pour les
galets; Paris les pâlit, les calme et les forme; Paris les met à ce point de

rondeur et d'uniformité qu'il faut avoir pour entrer dans un des casiers
de la vie commune.
Un notaire doit être préalablement taillé comme un diamant, mais non
pas à facettes.
Justin, diable à quatre s'il en fut, avait le triple talent du Béarnais et
bien d'autres. Il eut l'honneur d'être, pendant des semaines et des mois,
la coqueluche de mesdames les étudiantes, ce qui ne l'empêcha point de
passer ses premiers examens avec succès; car il y avait de l'étoffe, en
vérité, chez ce beau garçon-là. Il avait fait d'excellentes études; il
pouvait mener de front le travail et le plaisir.
Un jour, il disparut à la fois de l'hôtel Corneille, des cours et même de
la Chaumière.
On parla de lui l'espace de trois bals. Au dernier, il fut raconté qu'on
l'avait rencontré au bois avec une femme qui était un miracle de beauté.
Le bois est loin de l'Odéon. Ce devait être une duchesse, on chercha un
autre roi du billard et des chopes.
Mais Justin de Vibray ne fut pas oublié ni remplacé, car il arriva
quelque chose comme après la mort d'Alexandre le Grand: l'empire du
Prado se divisa, et les successeurs de Justin luttèrent en vain contre le
souvenir de ce hardi jeune homme, si brave, si doux, qui avait l'amitié
de tous les hommes et l'amour de toutes les femmes.
Ce n'était pas une duchesse qui l'avait enlevé.
À
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