Lassassinat du pont-rouge | Page 6

Charles Barbara
industriels de toutes sortes, comme font les requins
autour d'un navire, il achetait le triste honneur de cette compagnie par
un mépris de l'argent analogue à celui d'un homme qui n'est pas le
fils de ses oeuvres ou qui l'est devenu trop vite. En proie au jeu,
à d'insatiables courtisanes, à une dissipation effrénée, bientôt
à l'usure, quand, après quatre années de ces excès, l'embarras de
ses affaires exigeait des mesures urgentes, énergiques, radicales, il
achevait de compromettre irréparablement sa position en se jetant
pieds et poings liés dans des spéculations hasardeuses. Enfin, aux
défiances dont il était l'objet, à son crédit ébranlé, il
n'était plus possible de prévoir comment, à moins d'un miracle, il
parviendrait à conjurer sa ruine.
«Je vous laisse à penser dans quelles anxiétés je vivais,
continua Frédéric qui, en cet endroit, plongea de nouveau les
doigts dans sa tabatière. Notez que je me consolais un peu en
songeant que madame Ducornet et sa fille, quoi qu'il arrivât, auraient
toujours les ressources de leur avoir personnel. Qu'est-ce que je devins
donc quand je m'aperçus que M. Thillard, qui probablement
combinait déjà sa fuite, fondait des espérances sur sa femme et
sur sa belle-mère, et ne préméditait rien moins que de les
dépouiller toutes deux? Ah! je fus pire qu'un diable. Trente années
passées dans la maison me donnaient bien d'ailleurs quelque droit.
Hors de moi, je jurai à madame Ducornet et à sa fille que M.
Thillard avait creusé un abime que des millions ne combleraient pas,
et les suppliai, à mains jointes, de prendre pitié d'elles-mêmes.
Mais, ouiche! qu'est-ce que je pouvais peser, moi, vieux radoteur,
à côté d'un homme jeune, beau garçon, brillant, spirituel, qui
était adoré de sa femme à laquelle il faisait accroire ce qu'il
voulait! Il joua auprès d'elle sa comédie d'habitude, eut l'air de
l'aimer plus que jamais, et, finalement, arracha à l'aveugle faiblesse
des deux femmes les signatures dont il avait besoin.
--Quel misérable! dit Max indigné.
--Oui, misérable, en effet, ajouta le vieillard en secouant la tête, et
plus que vous ne pensez. Aussi, il avait trop d'avantages superficiels

pour ne pas être mauvais au fond. Un homme ne peut pas tout avoir,
que diable! Je n'avais pas attendu jusqu'à ce jour pour reconnaître
qu'il manquait absolument de coeur. Il sortait de parents extrêmement
pauvres qui s'étaient imposé les plus dures privations pour lui faire
apprendre quelque chose. Eh bien! il en rougissait, il les reniait, il les
consignait à sa porte et les laissait dans la misère. Le malheureux
semblait n'avoir d'autre vocation que celle de prendre en haine ceux qui
lui avaient fait du bien ou l'aimaient. Comment expliquer autrement
qu'il délaissât madame Thillard, la beauté, l'amour, le
dévouement en personne, pour de malhonnêtes femmes, souvent
laides, quelquefois vieilles, toujours dégoûtantes par leurs moeurs,
qui le volaient, le ruinaient et se moquaient de lui?
--Mais, dit Max tout à coup, où un pareil homme a-t-il pris le
courage de se tuer?»
Frédéric s'arrêta et regarda Destroy avec étonnement.
«C'est une question que je me suis adressée plus d'une fois, fit-il en
se croisant les bras. Il remarcha et poursuivit:--Sans compter que ce
qu'on a trouvé dans son portefeuille était bien peu de chose, par
rapport aux sommes qu'il venait de recevoir. Il m'est singulièrement
difficile d'admettre, du caractère dont je le connaissais, que le remords
se soit emparé de lui. Au total, je ne m'en cache pas, ce suicide n'a
cessé d'être pour moi un problème.»
Il y avait moins de crainte que de surprise et de curiosité dans l'air
dont Destroy s'écria aussitôt:
«Est-ce que vous croiriez?...
--Non, non, répéta le vieillard d'un air pensif. D'ailleurs, la justice,
qui a de meilleurs yeux que les miens, n'a rien vu de louche dans cette
mort.
--Au surplus, ajouta Max, sa fuite ou sa mort, c'était tout un: madame
Thillard et sa mère n'en étaient pas moins irrévocablement
ruinées.
--Évidemment, répliqua Frédéric sur le point de quitter
Destroy. Et, voyez-vous,--ici il prit un air capable et respira
voluptueusement une énorme prise,--quand je songe à tout cela, je
suis tenté de me demander ce que fait le bon Dieu là -haut!...»

IV.

Intérieur de Clément.
Clément occupait, dans une vieille maison située rue du
Cherche-Midi, un appartement au troisième. L'ameublement, simple
et propre, offrait, dans la forme et les couleurs, cette disparité des
meubles achetés d'occasion chez divers marchands. On y avait
évité avec soin tout ce qui était susceptible d'éveiller la
tristesse. Aux murs et aux fenêtres des pièces élevées du
logement, rempli de lumière, étaient un papier et des
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