Destroy faisait de Mme Ducornet un éloge
auquel on ne peut rien ajouter: «C'était, disait-il, une de ces rares
femmes qui savent vieillir, une de celles qu'on voudrait pour mère,
quand on n'a plus la sienne.»
Mme Thillard s'assit au piano et Max accorda son violon; ils jouèrent
une des grandes sonates de Beethoven pour ces deux instruments.
Destroy avait une manière large et une vigueur qui naturellement
nuisaient beaucoup au fini de son exécution. Mais il avait un
mérite rare: celui de sentir et de s'identifier à ce point avec son
violon, qu'il semblait que l'instrument fît partie intégrante de
lui-même. Bien que la façon tout exceptionnelle dont il interpréta
l'andante manquât de ces tatillonnages prémédités qui mettent
l'instrumentiste au niveau d'un bateleur de haut goût, il n'en fit pas
moins sur Mme Thillard la plus vive impression.
«Quelle magnifique chose!» s'écria-t-elle avec enthousiasme.
L'âme de Max débordait de rêveries.
«Oui, fit-il à mi-voix, cet homme est le vrai poète de notre
époque, On jurerait qu'il a prévu nos déchirements et
composé en vue de nos misères. J'imagine que, dans le principe,
à côté du calme et profond Haydn, il devait paraître
singulièrement turbulent et ténébreux. Ses oeuvres sont
aujourd'hui une source inépuisable de consolations à la hauteur des
calamités qui pèsent sur nous. Heureux qui les admirent autrement
que sur parole! Il l'a dit lui-même: «Celui qui sentira pleinement ma
musique sera à tout jamais délivré des misères que les autres
traînent après eux.»
Au moment où Mme Thillard et Destroy achevaient la sonate, le vieux
Frédéric se trouvait là et se disposait à sortir. C'était un petit
homme maigre, entièrement chauve, toujours frais rasé, plein de
verdeur encore, sur le visage duquel brillait ce que l'on peut appeler la
passion du sacrifice. Max l'avait toujours vu en cravate blanche, avec la
même redingote bleu à petit collet et le même pantalon gris-souris.
Il ne s'en alla pas qu'il n'eût donné un coup d'oeil à toutes choses
et n'eût pris humblement congé de la mère et de la fille. Destroy,
que brûlait l'envie de le questionner, le suivit de près et le joignit
bientôt, comme par hasard.
Le bonhomme avait pour Max une prédilection marquée; il fut
visiblement enchanté de la circonstance. Promenant sa manche sur
une tabatière ronde en buis qu'il tira de sa poche, il respira une forte
pincée de tabac, après en avoir offert à Destroy. Celui-ci, pour le
faire jaser, usa d'ambages au moins inutiles. Frédéric, tout discret
qu'il était, ne pouvait songer à taire les points essentiels d'une
histoire que les journaux avaient colportée dans toute la France. D'un
air navré, en termes amers, il en indiqua à grands traits les phases
notables. Depuis nombre d'années déjà il était au service de M.
Ducornet, quand Thillard, encore imberbe, y était entré au titre le
plus humble. Des dehors séduisants, de l'application, une précoce
intelligence des affaires, et notamment une souplesse d'esprit peu
commune, lui avaient rapidement concilié les bonnes grâces du
patron; et, tout entier à l'ambition d'exploiter cette bienveillance, il
avait fait un chemin qui, vu le point de départ, dut le surprendre
lui-même. En moins de dix années, après en avoir employé la
moitié au plus à conquérir la place de premier commis, il était
devenu, sans posséder un sou vaillant, l'associé de M. Ducornet,
puis son gendre, finalement son successeur. Jusque-là , il est vrai, rien
n'était plus légitime. Mais comment devait-il en user et acquitter
sa dette envers une famille qui, eu égard seulement au chiffre de sa
fortune, pouvait exiger dans un gendre bien autre chose que du
mérite.
Son beau-père mourut. A observer l'effet de cette mort sur Thillard,
on eût dit d'un homme qu'on débarrasse de chaînes pesantes,
à la suite d'une longue et dure réclusion. Toute la vertu de son
passé n'était qu'une imperturbable hypocrisie. Actuellement, aux
plus mauvais instincts, à un égoïsme incommensurable, il fallait
joindre une vanité sans contre-poids de parvenu et le vertige dont le
frappait l'éclat d'une fortune inespérée. Sa femme et sa
belle-mère, engouées de lui à en perdre toute clairvoyance, ne
discontinuèrent pas d'être ses dupes et ses victimes. Elles furent les
dernières à connaître ses désordres, et, hormis un luxe ruineux,
elles crurent jusqu'à la fin n'avoir point de reproche à lui faire.
Cependant, bien qu'il se montrât vis-à -vis d'elles toujours aussi
empressé, toujours aussi jaloux de leur plaire, sa pensée
s'éloignait de plus en plus de sa femme et de son intérieur.
Entraîné par gloriole au milieu de ces rentiers parasites autour de
qui rôdent des
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