leur vie un fluide qui les enveloppe d'une atmosphère où l'on ne peut
respirer sans malaise. Destroy accostait précisément un individu
de ce genre. De taille moyenne et dégagée, ses jambes solides, ses
bras d'athlète, sa carrure, éveillaient des idées de santé et de
force que démentaient bientôt une figure cadavéreuse dont les
plans à vives arêtes, les plis profonds, les ravages, l'impassibilité,
rappelaient ces joujoux en sapin qu'on taille au couteau dans les
villages de la forêt Noire. Ses cheveux châtains aux reflets
rougeâtres, sa moustache rare de couleur rousse, sa peau terreuse,
parsemée de taches vertes, composaient un ensemble de tons qui
donnaient à sa tête une apparence sordide et venimeuse. Par instants,
un regard éteint, louche, sinistre, perçait le verre de ses lunettes en
écaille. Évidemment, les trous et les désordres de ce visage
n'étaient, on peut dire, que les stigmates d'une vie terrible. Aussi,
n'eût-on pas imaginé de problème psychologique d'un attrait plus
émouvant que celui de rechercher par suite de quelles impressions,
pensées, luttes, douleurs, cet homme, jeune encore, avec un beau
front, des traits fermement dessinés, un menton proéminent, tous
indices de force et d'intelligence, était devenu l'image d'une
dégradation immonde.
Max lui saisit les mains avec effusion; de Villiers, au contraire, se
composa un maintien glacial. Ledit Clément, de son côté, se
borna envers ce dernier à un froid salut, tandis qu'il répondit avec
assez d'empressement aux amitiés de Destroy.
Aux questions de celui-ci, qui s'étonnait de ne l'avoir pas vu depuis
longtemps et lui demandait s'il n'était plus à Paris:
«Si fait, répondit-il d'un air de négligence. J'ai changé de
milieu, voilà tout.
--Est-ce que tu as hérité?» ajouta Max en jetant les yeux sur les
vêtements neufs et bien faits de son ami.
Une expression d'inquiétude se peignit sur le visage de Clément.
«Pourquoi me demandes-tu cela? dit-il. Parce que tu me vois mieux
vêtu? Mais j'ai une place, je gagne ma vie....»
Destroy l'en félicita cordialement.
«Peuh! fit Clément en hochant la tête; j'ai aussi de lourdes
charges: une femme presque toujours malade, un enfant en nourrice, de
vieilles dettes à éteindre....
--Tu parles de femme malade, d'enfant en nourrice, dit Max à la suite
d'une pause; serais-tu marié?
--Oui, répondit Clément; avec Rosalie.
--Avec Rosalie! s'écria Destroy, qui semblait n'en pas croire ses
oreilles.
--N'est-ce pas la chose du monde qui devrait le moins te surprendre? dit
Clément avec calme. J'ai, du reste, à te conter des faits bien
autrement curieux. Mais, ajouta-t-il en regardant de Villiers avec des
yeux où il y avait de la défiance et de la haine, ce serait trop long, je
n'ai pas le temps. Viens donc me voir un de ces jours, nous dînerons
ensemble et nous causerons. Je suis certain aussi que Rosalie sera
heureuse de te revoir.»
Destroy affirma qu'il lui rendrait visite d'ici à une époque
très-prochaine. Clément lui indiqua son domicile, et, quelques pas
plus loin, lui serra les mains et s'éloigna.
A la suite de cette rencontre, Max et de Villiers arpentèrent quelque
temps la promenade sans souffler mot. Pénétrés l'un et l'autre de
la persuasion d'être d'une opinion essentiellement différente sur le
personnage avec lequel ils venaient de se rencontrer, ils ne paraissaient
nullement jaloux d'avoir une discussion qui ne pouvait être que
pénible.
Mais, chose singulière, sans se parler ils s'entendaient et se
comprenaient parfaitement. Aussi quand Max, par inadvertance, pensa
tout haut et laissa échapper un mot de compassion sur Clément, la
réplique de de Villiers ne se fit-elle pas attendre.
«A la bonne heure! dit-il durement; il vous reste à faire le
panégyrique de ce misérable!
--Ah! fit Destroy d'un ton de reproche.
--Pas de talent et pas de conscience! poursuivit de Villiers; et
par-dessus cela, de l'orgueil et de l'envie à gonfler cent poitrines. Cet
homme sans foi, sans idée, avec des appétits de brute, serait le
plus grand des scélérats, n'était la crainte des lois.
--On peut contredire, repartit Max avec vivacité. Depuis ma liaison
au collège avec lui, à part cette année et la précédente, je l'ai
à peine perdu de vue. Je connais ses tentatives désespérées
contre une misère innommable. Maître de lui-même à moins de
seize ans, sans famille et sans ressources, de tous ces états où
l'apprentissage n'est pas rigoureusement nécessaire, je n'en sais
aucun qu'il n'ait essayé. Il a été tour à tour plieur de bandes
dans un journal, correcteur d'épreuves, journaliste, homme de lettres,
vaudevilliste, que sais-je? Un moment, ne s'est-il pas résolu
à étudier la pharmacie, et, à cet effet, n'est-il pas resté six mois
chez un apothicaire? Enfin, ce que sans doute
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