Largent des autres | Page 6

Emile Gaboriau
vous a suggéré
l'idée de notre association... fraternelle?
Les sourcils de la jeune fille se froncèrent. Le ton de cette espèce
d'interrogatoire la blessait visiblement.
--Il ne l'a pas désapprouvée du moins, fit-elle.
Mais cette réponse était juste assez évasive pour irriter l'inquiétude de
Maxence.
--Est-ce de lui aussi, poursuivit-il, que vous est venue cette belle
inspiration de me faire entrer au Comptoir de crédit mutuel?
--Oui, c'est lui.
--Dans quel but?
--Il ne me l'a pas expliqué.
--Pourquoi ne m'avoir pas prévenu?
--Parce qu'il m'avait priée de ne pas vous prévenir.
De rouge qu'il était au début, Maxence devint fort pâle.
--Ainsi, reprit-il, c'est cet homme de police qui décidément est l'arbitre
de ma destinée, et si demain il vous commandait de rompre avec moi....
Mlle Lucienne se dressa.
--Assez! interrompit-elle, d'une voix brève, assez! Il n'est pas dans ma
vie un acte qui donne à mon plus cruel ennemi le droit de suspecter ma
loyauté, et voici que vous m'accusez d'une lâche trahison!

Qu'avez-vous à me reprocher? N'ai-je pas été toujours fidèle au pacte
d'alliance juré entre nous? N'ai-je pas été toujours pour vous le meilleur
des camarades et le plus dévoué des amis? Je me suis tue quand
l'homme en qui j'avais toute confiance me priait de me taire, mais il
savait que si vous m'interrogiez, je parlerais, il était prévenu.
M'avez-vous interrogée?... Et maintenant que vous faut-il de plus? Que
je me justifie d'une accusation absurde, que je m'abaisse jusqu'à calmer
les soupçons de votre esprit malade? C'est ce que je ne ferai pas....
Elle n'avait peut-être pas absolument raison. Mais Maxence avait tort, il
le reconnut, il pleura, il implora un pardon qui lui fut accordé, et cette
explication ne fit que resserrer les liens déjà si forts qui l'attachaient.
Il est vrai qu'à dater de ce jour, usant de la permission qui lui avait été
donnée, il s'informa sans cesse des démarches et des espérances de
Mlle Lucienne.
Elle lui apprit que son ami le commissaire s'était livré, à Louveciennes,
aux plus minutieuses investigations.
Elle lui apprit que désormais le valet de pied qui l'accompagnait au bois
n'était pas un valet de pied de chez Brion, mais bien un agent de la
sûreté.
Et enfin un jour:
--Mon ami le commissaire, dit-elle, prétend qu'il tient enfin la bonne
piste.

II
Telle était exactement la situation de Maxence et de Mlle Lucienne, ce
samedi soir du mois d'avril 1872, où la police se présenta rue
Saint-Gilles pour arrêter M. Vincent Favoral, accusé de détournements
et de faux.
Si terrible fut le coup, si soudain et si imprévu, que Maxence, tout

d'abord, en perdit jusqu'à la faculté de réfléchir.
Mais lorsqu'il eut assuré l'évasion de son père, après que le
commissaire de police eut achevé ses perquisitions, dès que se furent
retirés les anciens amis du caissier du Crédit mutuel, M. Chapelain, M.
et Mme Desclavettes et le papa Désormeaux, c'est vers Mlle Lucienne
que s'élancèrent toutes les pensées de Maxence.
Elle avait pris sur lui un si complet empire, il s'était si invinciblement
accoutumé à se reposer sur elle, à la consulter en tout, à n'agir que
d'après ses inspirations, que séparé d'elle, au moment d'une crise
affreuse, il était comme un corps sans âme.
Il brûlait de courir jusqu'à l'Hôtel des Folies, raconter à Mlle Lucienne
ce qui se passait, en lui demandant des consolations, du courage et des
conseils.
Sur les instances de Mme Favoral et de Mlle Gilberte, il resta rue
Saint-Gilles.
Et c'était un cruel sacrifice, car il songeait que Mlle Lucienne l'attendait.
Ils devaient, ce soir-là, aller ensemble au théâtre, et ils avaient projeté
de passer à la campagne la journée du lendemain. Et il se disait:
--Que va-t-elle imaginer, en ne me voyant pas rentrer?...
Aussi, le lendemain, lorsqu'il vit sa mère s'apprêter pour sortir et se
rendre, avec M. Chapelain, chez le Directeur du _Comptoir de Crédit
mutuel_, il n'y tint plus.
Et, sans se préoccuper des inconvénients qu'il pouvait y avoir à laisser
sa soeur seule à la maison, il partit comme un fou.
Il était désespéré, déchiré d'angoisses, mais au-dessus de tout, se
dressait le souvenir de Mlle Lucienne.
C'est à elle qu'il pensait, lorsque arrivaient jusqu'à lui, comme des
éclaboussures, les réflexions injurieuses des gens qui le regardaient

passer.
C'est d'elle qu'il s'inquiétait, en lisant dans un journal qu'il venait
d'acheter au coin de la rue Charlot, les détails scandaleux du crime de
son père....
Et lorsqu'il fut arrivé à l'Hôtel des Folies, c'est avec d'atroces
palpitations de coeur qu'il montait l'escalier, lorsqu'il reconnut la voix
de la jeune fille.
--Elle chante! murmura-t-il. Elle ne sait rien, la Fortin ne lui a rien dit.
Elle était, en tout cas, fort irritée, il le reconnut à son accent, quand,
ayant frappé à la porte de sa chambre, elle
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