sa conversation. Été comme hiver, il porte un
pantalon gris, une longue redingote, des souliers lacés et des gants de
filoselle. Parole d'honneur, je dirais qu'il a sur le dos les habits que je
lui ai vus pour la première fois en 1845, si je ne savais pas que tous les
ans il se fait faire deux vêtements complets par le concierge du 29.
--Ah! ça, mais c'est un grigou! grommela le domestique.
--C'est surtout un maniaque, poursuivit le boutiquier, comme tous les
hommes de chiffres, à ce qu'il paraît. Sa vie est réglée comme les pages
de son grand-livre. Dans le quartier, on ne l'appelle jamais que le
Bureau-Exactitude, et quand il passe rue Saint-Louis, qui est donc
maintenant la rue Turenne, les négociants règlent leur montre. Qu'il
vente ou qu'il grêle, chaque matin que le bon Dieu fait, à neuf heures
battant, il met le pied dans la rue pour se rendre à son bureau. Quand on
le voit revenir, c'est qu'il est entre cinq heures vingt et cinq heures
vingt-cinq. A six heures, il dîne. A sept heures, il sort et va faire sa
partie au café Turc. A dix heures, il rentre et se couche. Et, au premier
coup de onze heures sonnant à Saint-Louis, crac, il éteint sa bougie...
Dédaigneusement le domestique avançait les lèvres.
--Hum!... fit-il, je me demande si cela conviendra à ma cousine, de
vivre chez un particulier qui est comme une horloge.
--Ce n'est pas toujours agréable, observa le marchand de vins, et la
preuve c'est que le fils, M. Maxence, s'en est lassé.
--Il n'est plus chez ses parents?
--Il y prend ses repas, mais il loge chez lui, boulevard du Temple... La
brouille a fait assez de bruit, dans le temps, et d'aucuns soutiennent que
M. Maxence est un mauvais sujet, qui mène une vie de polichinelle...
Moi je dis que son père le tenait trop de court... Il a vingt-cinq ans, ce
garçon, il est bien de sa personne, et il a une maîtresse dans le grand
genre, je l'ai vue... J'aurais fait comme lui.
--Et la fille, Mlle Gilberte?...
--Elle ne se marie guère, quoi qu'elle ait plus de vingt ans et quelle soit
jolie comme un amour... Avant la guerre, son père voulait lui faire
épouser un agent de change, à ce qu'on dit, un homme très-distingué,
qui ne venait jamais qu'en voiture à deux chevaux, mais elle l'a refusé
net... On m'apprendrait qu'il y a quelque amourette sous jeu, que je n'en
serais pas étonné. Je vois rôder par ici un jeune monsieur, qui lève
diablement le nez, quand il passe devant le 38.
Ces détails semblaient n'intéresser que fort médiocrement le
domestique.
--C'est surtout la bourgeoise, dit-il, qui préoccupe ma cousine...
--Naturellement. Eh bien! vous pouvez lui dire que jamais elle n'aura eu
de meilleure patronne. Pauvre madame Favoral! elle en a vu de grises
avec son maniaque de mari. Mais elle n'est plus jeune et on
s'accoutume à tout. Les jours où le temps est beau, je la vois passer
avec Mlle Gilberte. Elles vont faire un tour de promenade à la place
Royale. C'est leur distraction...
Le domestique ricanait.
--Mâtin! fit-il. Si le bourgeois ne leur en paye pas d'autres, il ne se
ruinera pas!
--Il ne leur en paye pas d'autres, poursuivit le boutiquier. C'est-à-dire,
pardon, tous les samedis, et cela depuis des années, M. et Mme Favoral
reçoivent quelques-uns de leurs amis: M. et Mme Desclavettes, qui
étaient marchands de bronzes, rue Turenne; M. Chapelain, l'ancien
avoué de la rue Saint-Antoine, dont la fille est la grande amie de Mlle
Gilberte; M. Desormeaux qui est chef de bureau au ministère de la
justice, et trois ou quatre autres encore, et comme précisément c'est
aujourd'hui samedi...
Mais il s'interrompit et tendant le bras vers la rue:
--Vite, reprit-il, regardez! Quand on parle du loup... Il est cinq heures
vingt, voilà M. Favoral qui rentre...
C'était en effet le caissier du _Comptoir de crédit mutuel_, et
véritablement tel que l'avait dépeint le marchand de vins. Et à le voir
marcher, la tête baissée, on eût dit qu'il cherchait sur le trottoir la place
où il avait mis le pied le matin pour l'y remettre le soir. Toujours du
même pas méthodique, il gagna sa maison, gravit ses deux étages et
tirant son passe-partout, il entra chez lui.
C'était bien le logis de l'homme, et tout, dès l'antichambre, y dénonçait
la manie. Là évidemment, chaque meuble devait avoir sa place
invariable, chaque objet irrévocablement sa tablette ou son clou.
Triste logis, d'ailleurs, accusant non pas la pauvreté précisément, mais
de médiocres ressources et les artifices d'une économie qui se respecte.
La propreté y atteignait les splendeurs du luxe, tout reluisait, mais il
n'était pas un détail qui ne trahît la main industrieuse de la ménagère
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.