Lamour au pays bleu | Page 5

Hector France
mais par les grandes plaines chauves, non
loin des palmiers, là où la rustique fillette, vêtue de la tunique de
Rébecca, offre, insoucieuse, ses seins, ses bras et ses jambes nus aux
baisers du soleil; là-bas, sous la maison de poil des paysans du Tell,
plus majestueux sous leurs burnous en loques que jamais ne le furent
les plus nobles patriciens, chez les paisibles pasteurs bédouis enfin, que
le sabre civilisateur a été, tant de fois, réveiller brusquement de leurs
tranquilles rêves et arracher à leurs bibliques amours._
Hector FRANCE.
Charlton villa, Kent, mai 1880.
* * * * *

L'Amour au Pays Bleu
PROLOGUE
Derrière les molles ondulations bleues qui festonnaient le rideau du
couchant, le ciel flamboyait comme une gigantesque Sodome,
empourprant des ardents reflets de ses fournaises les hautes crêtes de
l'Orient.
Nous étions encore enveloppés de cette lumière fauve, et déjà la plaine
se noyait sous les larges couches d'ombre. Les bizarres crevasses
sombres, les taches calcinées, les touffes vertes, les bosselures du sol, la
nappe foncée des marais d'Ain-Chabrou, la bordure de lauriers
accrochés aux flancs crayeux du torrent aux eaux rousses, le long ruban
gris du chemin déroulant ses zigzags jusqu'aux palmiers du Ksour, tout
s'effaçait sous le noir uniforme et profond.
Le Ksour! Djenarah, la perle du Souf! Des pentes élevées du Djebel,
mon guide m'avait montré son haut minaret, dressé comme un frêle mât
d'albâtre dans les vagues azurées de l'horizon. Longtemps nous vîmes
la blanche aiguille étinceler aux feux de l'Occident; puis, peu à peu, elle
disparut à mesure que nous descendions la montagne et que nous nous
enfoncions dans la nuit.
* * * * *
Des formes indécises traversèrent brusquement le chemin, et de
grandes chauves-souris, s'élançant des crevasses, tournoyaient autour
de nos têtes.
Parfois deux étincelles ardentes luisaient dans un noir fourré, et des
épaisseurs des broussailles se levaient de vagues frémissements.
Nous allions dans cette solitude peuplée d'invisibles, dans ce silence
coupé de bruissements. J'écoutais machinalement le pas de nos chevaux
frappant le sol pierreux d'un pied fatigué et lourd, et la note grêle des
hôtes du marais qui arrivait, par intervalle, du fond de la vallée, lorsque

la voix du spahis éclata gaiement dans cette tristesse:
De Skikdad à Constantine, De Constantine à Bathna, Quelle est donc la
plus mutine Des filleules de Fathma? C'est Kreira! C'est Kreira! C'est
Kreira, la jolie fille, C'est la rose de Ouargla!
C'était un de ces poèmes lascifs que les Arabes affectionnent et
chantent dans le chemin monotone, quand, pendant de longues heures,
la plaine succède à la plaine et que l'oeil n'a pour se reposer des teintes
grises du sol brûlé que le bleu de l'horizon fuyant sans cesse devant lui.
* * * * *
A peine au bas de la montagne, je sommeillais, l'oreille caressée par le
chant et le corps bercé par le mouvement du cheval, lorsque, dans les
profondeurs silencieuses, il me sembla entendre des accents de
détresse.
--Tais-toi! dis-je à Salah.
Je ne m'étais pas trompé; une seconde fois la voix retentit grave,
douloureuse, lamentable. Nul mot n'arrivait distinct, mais la note
désolée déchirait lugubrement la nuit.
Puis tout se tut; un silence profond s'étendit dans la plaine. On eût dit
que les fauves et les reptiles, l'armée des rôdeurs nocturnes, écoutaient.
--As-tu entendu?
--Oui, répondit le spahis.
Et il continua:
Dans ses seins quand je me plonge, L'oeil perdu au paradis, Je m'enivre,
sans mensonge, Des caresses des houris, Par Kreira! Par Kreira! Par
Kreira, la jolie fille, Par la rose de Ouargla!
--Tais-toi donc! répétai-je indigné. Quelqu'un appelle au secours.

--Je sais ce que c'est. Il n'y a rien à faire: c'est la voix de Sidi-Messaoud
(Monseigneur l'Heureux).
* * * * *
Monseigneur l'Heureux! Quelle dérision! J'étais tout remué par cette
clameur sinistre qui vibrait à travers la distance comme les derniers
échos d'un désastre. Quel est donc l'heureux qui gémit ainsi?
Nous allions, et plus d'une heure s'était écoulée, que ma pensée, encore
arrêtée là-bas où j'avais entendu le cri lugubre, s'y cramponnait et ne
voulait plus revenir. Salah continuait ses couplets avec une infatigable
ardeur, mais soudain il se tut.
La voix venait de retentir plus rapprochée, et nous entendîmes
distinctement, par trois fois, ce nom jeté comme un sanglot:
--Afsia! Afsia! Afsia!
L'appel déchirant remuait douloureusement le coeur. Il sembla pour un
moment avoir touché celui du spahis, perçant comme une vrille la rude
écorce de soldat, car il arrêta son cheval.
Dans les teintes grises du chemin, je voyais sa grande silhouette noire,
son fusil posé en travers sur le Kerbouk de la selle, et, sous la cuisse,
son sabre, dont le fourreau d'acier et la poignée de cuivre scintillaient
dans la nuit.
La tête enveloppée du capuchon pointu, les burnous serrés au corps, il
restait incliné, immobile et pensif.
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