--Qu'est-ce donc? lui demandai-je, lorsque, pour la troisième fois, les
accents désespérés furent éteints; qui appelle ainsi, à pareille heure et
dans ce désert?
--Rien qui puisse t'inquiéter, me répondit-il en riant. C'est
Sidi-Messaoud qui demande sa fiancée.
Et il reprit le chant d'amour:
Ses lèvres sont une coupe Où je bois la volupté. Et sur sa divine croupe
J'irais dans l'éternité Sur Kreira! Sur Kreira! Sur Kreira, la jolie fille,
Sur la rose de Ouargla!
* * * * *
Je ne pus rien tirer de lui, et pendant mon passage au Ksour les
hommes de Djenarah évitèrent de me répondre; puis, devant les
incidents si multiples de la vie d'un soldat d'Afrique, ce souvenir
s'effaça.
Ce ne fut que plusieurs années après, de retour à Constantine, que
j'appris par hasard, du Thaleb El-Hadj-Ali-bou-Nahr, la dramatique
histoire de Monseigneur l'Heureux.
Ce Thaleb, Ali-bou-Nahr, décoré du titre d'El Hadj comme tous les
musulmans ayant fait le pèlerinage de la Mecque, il est peu de spahis
français qui ne l'aient connu. Je parle de ceux qui ont séjourné à
Constantine vers 1860, alors que nous habitions la caserne Sidi-Nemdil,
au centre du quartier arabe, en face d'une petite mosquée pittoresque
depuis longtemps tombée sous la pioche des niveleurs de rues.
Le thaleb avait ouvert boutique à quelques pas de notre porte; là, il
louait sa plume et son style aux amants illettrés, calligraphiait d'une
main magistrale des versets du Koran, posait des ventouses et vendait
des amulettes. C'est dire qu'il était à la fois écrivain public, barbier,
chirurgien et quelque peu sorcier.
Homme juste et jouissant d'une grande réputation de sagesse,
philosophe et lettré, il avait, de la Mecque, voyagé dans l'Europe.
Citateur enthousiaste du Koran, qu'il interprétait à sa façon comme les
Puritains interprètent la Bible, il observait ostensiblement le Ramadan
et ne buvait du vin que la nuit.
--Les lois du Prophète, disait-il, sont faites pour le vulgaire imbécile.
Pour nous, les sages, notre loi, c'est notre conscience. Mais il faut
sauvegarder les apparences, à cause des ignorants. Si le Koran
autorisait le vin, toute la canaille se soûlerait.
* * * * *
J'ai dit qu'il vendait des amulettes.
Cette branche d'affaires était la plus lucrative. C'est à lui qu'on
s'adressait de préférence quand on avait, au lever de la lune, rencontré
un gros crapaud embusqué au bord du chemin, ou un petit serpent à
demi caché sous l'herbe, qui vous avait regardé avec des yeux jaunes.
Il n'est pas de bonne-femme de Philippe-ville à Tuggurt, ni de pâtre du
Tell, ni de chamelier du Souf, ni d'ânier de Constantine, qui ne sache
que les djenouns[1] prennent de préférence ces formes pour lancer plus
aisément leur fluide sur le passant sans défiance. Alors, malheur à
celui-ci, s'il ne se hâte de courir chez le marabout le plus proche ou, à
son défaut, chez son voisin le tebib, acheter un talisman, unique remède
contre l'esprit du mal.
[Note 1: Démons de nuit.]
Sur un petit carré de papier, de toile ou de parchemin de la grandeur et
de la forme de nos vénérés scapulaires, est tracée la formule magique.
On se l'attache dévotement au cou, et pour peu qu'on ait la foi, la
guérison est certaine.
Il y en a pour tous les maux et tous les maléfices. Ils préservent de la
gale ou de la peste, de la mort subite ou des ophtalmies, des femmes
malpropres ou du cocuage, des balles ou de la vermine. Tout dépend du
prix qu'on y met.
--Quoi! disais-je, toi qu'on appelle le savant et le sage, n'as-tu pas honte
de spéculer sur l'imbécillité publique?
--O mon fils! tu parles bien comme les infidèles, qui jettent de grands
mots pour couvrir le vide des pensées. Est-ce moi qui ai créé
l'imbécillité publique? Non; elle existe, et, comme toute infirmité
humaine, elle doit profiter au savant et au sage. Est-ce le médecin qui
crée les fièvres et les ophtalmies? Non, il en vit. Il vit des poudres qui
tuent et des eaux qui rendent borgnes. Moi, je vis de mes amulettes, qui,
si elles ne guérissent pas de l'imbécillité, guérissent du mal que cause
l'imbécillité. Nous sommes tous plus ou moins charlatans, mon fils.
Le médecin est un charlatan de science, le magistrat un charlatan de
morale, le soldat un charlatan de bravoure, le prêtre un charlatan de
vertu. Chacun vit de son état: permets que je vive du mien. Le soleil
luit pour tous; mais tant que la foule restera stupide et ignorante, elle
sera la proie des habiles.
* * * * *
Comme tout vrai musulman, il enveloppait les chrétiens dans un
profond mépris, non parce qu'ils étaient chrétiens, mais parce qu'il
trouvait leur religion puérile, étriquée et ridicule... et s'il daigna
m'honorer de son estime, c'est que je déclarai un jour être fataliste
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